mardi 25 novembre 2014

En Libye, seul un consensus entre communautés peut éviter le chaos

Virginie Collombier, chercheur à l’Institut universitaire européen de Florence, associée au Norwegian Peacebuilding Resource Center (NOREF).
La Cour suprême libyenne, en contestant la légalité de la Chambre des représentants, a de jure mis fin à l’existence de la dernière institution qui maintenait en vie le processus de transition politique imaginé après la mort de Kadhafi, souligne Virginie Collombier, chercheur à l’Institut universitaire européen de Florence, qui craint une radicalisation des positions, une implosion du cadre unitaire du pays, et une intervention militaire étrangère.

En jugeant inconstitutionnelle l’organisation des élections parlementaires de juillet dernier, la Cour suprême libyenne a confirmé il y a quelques jours la faillite du processus de transition politique engagé en août 2011 avec l’adoption d’une Déclaration constitutionnelle provisoire par le Conseil national de transition (CNT).
Depuis fin août, deux coalitions rivales se disputaient le statut de représentant légal et légitime du peuple libyen.
Nommé par la Chambre des représentants élue en juillet (et installée dans la ville de Tobrouk, à l’Est du pays), le gouvernement d’Abdallah al-Thinni avait obtenu la reconnaissance de la communauté internationale en se fondant sur la légitimité électorale de la nouvelle Chambre. Sans contrôle réel sur la majeure partie du pays, il travaillait toutefois en coordination de plus en plus étroite avec les forces alliées au général retraité Khalifa Hafter, engagées de leur propre initiative depuis le mois de mai dans une opération armée de grande ampleur contre les groupes islamistes actifs dans l’Est du pays (en particulier à Benghazi et à Derna), baptisée « Opération Dignité ».
Contestant la légalité du transfert du pouvoir à la nouvelle Chambre des représentants, une partie des membres du parlement précédent, le Congrès général national, appuyée par certains des nouveaux élus, avait refusé de reconnaître son autorité et avait nommé son propre gouvernement, dirigé par Omar al-Hassi, un homme d’affaires originaire de Misrata. Ce gouvernement concurrent, installé à Tripoli, contrôlant la capitale et les bâtiments officiels, était soutenu par les partis politiques et les milices islamistes, ainsi que par les milices révolutionnaires issues des principales villes de l’Ouest, et notamment de Misrata. Depuis juillet, prétendant débarrasser la capitale des milices corrompues et alliées aux membres de l’ancien régime, ces dernières étaient entrées en guerre ouverte avec leurs anciens alliés révolutionnaires originaires de la ville de Zintan.
La Cour suprême libyenne, en contestant la légalité de la Chambre des représentants, a de jure mis fin à l’existence de la dernière institution qui maintenait en vie le processus de transition politique tel qu’imaginé après la chute de Tripoli et la mort de Mouammar Kadhafi. Cette décision est porteuse de risques considérables, en particulier celui d’une radicalisation des positions des diverses factions concurrentes sur le terrain, d’une implosion du cadre unitaire du pays, et d’une intervention militaire plus directe de certains acteurs régionaux. Le danger est réel de voir se scinder l’Est et l’Ouest de la Libye. Dans l’Est, les fédéralistes et les grandes tribus de Cyrénaïque soutenant le parlement de Tobrouk et le gouvernement al-Thinni choisiraient ainsi la voie de l’autonomie et intensifieraient la lutte militaire contre les islamistes (extrémistes ou pas) avec le soutien de l’Egypte. Dans l’Ouest, les islamistes et leurs alliés révolutionnaires, en particulier les milices de Misrata, entreprendraient de « purifier » leur territoire en intensifiant la bataille contre toutes les forces considérées comme contre-révolutionnaires, et en premier lieu Zintan et ses alliés tribaux.
Dans les deux camps, à l’Est comme à l’Ouest, la guerre conduira à l’émergence de nouveaux hommes forts, ou à la consolidation du pouvoir de ceux qui sont d’ores et déjà en première ligne. Le soulèvement et la guerre de 2011 n’auront ainsi conduit qu’à plus de violence et de désolation pour la population, et au remplacement du Leader de la Jamahiriyya par une multitude de nouveaux petits chefs, tout aussi violents, et tout aussi enclins à raviver et manipuler les déchirures profondes qui séparent les communautés au service de leurs propres intérêts. Ce risque est réel, et il ne doit pas être sous-estimé.
La décision de la Cour suprême peut cependant aussi être envisagée autrement : comme une opportunité de repenser une transition engagée sur de mauvaises bases et de repartir de zéro, en reconnaissant la faillite du processus initié en 2011 et en tirant des enseignements de cet échec.
En Libye comme ailleurs depuis le début des années 2000, les transitions politiques ont été fondées en priorité – et souvent exclusivement – sur la mise en place de processus et d’institutions considérés comme les piliers de la démocratie : l’organisation d’élections libres, et la formation de gouvernements par les majorités issues des urnes. La transition démocratique a ainsi été surtout, et avant tout, fondée sur lacompétition pour le pouvoir.
En Libye, cette compétition a été initiée et encouragée au sortir immédiat d’une guerre civile qui n’a jamais réellement dit son nom, entre des parties qui n’avaient aucune confiance les unes dans les autres, et qui avaient en outre à leur disposition de grandes quantités d’armes, mobilisables si besoin à l’appui de leurs revendications politiques et de leur quête de pouvoir. La compétition s’est rapidement intensifiée, au fur et à mesure que la crise de confiance entre groupes politiques et communautés se faisait plus profonde. Lorsqu’elle a pris une tournure ouvertement militaire, dès la fin 2013, rien n’a été fait pour la stopper. Au contraire, l’organisation de nouvelles élections a été considérée comme l’unique solution pour sortir de la crise. Elle l’a en réalité exacerbée.
La mise en place d’un dialogue national est aujourd’hui présentée comme la priorité par la communauté internationale. De fait, plus que la promotion de la compétition, c’est la construction des bases d’un consensus entre communautés qui peut seule remettre la transition libyenne sur des rails, et éviter qu’elle n’aboutisse définitivement au chaos. Or la construction d’un consensus – au moins minimal, dans un premier temps – n’est pas impossible.
Alors que les efforts diplomatiques en vue de renouer le dialogue entre les parties s’intensifient et que l’envoyé spécial des Nations Unies multiplie les contacts en Libye et à l’extérieur, l’objectif ne doit cependant pas être seulement d’initier un dialogue qui permettrait la formation d’un « gouvernement d’union nationale » et l’organisation de nouvelles élections. Un tel gouvernement aurait en effet de très faibles chances de durer, et il ne serait sans doute pas en mesure de mettre un terme à la violence qui affecte un nombre croissant de Libyens. Il déclencherait en revanche une nouvelle course à la colonisation et au démembrement des fragiles institutions, à l’exclusion et à l’élimination de leurs concurrents et à l’accaparement des ressources par les diverses factions en compétition.
La mise en place d’un dialogue national réellement susceptible de faire cesser les violences et de donner naissance à un nouveau processus politique accepté par l’essentiel des acteurs soulève en fait une question déterminante: celle de l’identification des participants au dialogue.
Contrairement à l’image qui domine à l’étranger, ce qui se passe en Libye ne peut être réduit à une guerre de tous contre tous dans un pays divisé et dominé par les allégeances et les rivalités tribales. A l’échelle des villes, des régions, des communautés, des multitudes de groupes et d’individus se mobilisent et travaillent activement pour poser les bases d’un consensus susceptible de servir de socle à la transition vers un Etat de droit qui rassemblerait tous les Libyens. Ils le font en dépit des obstacles accrus à la communication (physique et immatérielle) entre groupes et territoires, des menaces pour leur sécurité, et des difficultés politiques réelles. Ces individus et ces groupes – qu’ils rassemblent des acteurs tribaux, des figures des groupes armés, des responsables politiques ou des acteurs de la société civile – jouissent souvent d’une réelle influence et d’un grand respect au sein de leurs communautés. La transition politique initiée en 2011 n’a cependant pas fait d’eux des « élites » susceptibles de représenter le peuple libyen à la table du dialogue : ils ne disposent pas des armes, et ils ne sont pas connus et reconnus par la communauté internationale. D’autres qu’eux sont invités, associés, considérés… et pour ainsi dire « créés » par leurs interlocuteurs occidentaux.
Pour qu’un dialogue national ait véritablement une chance de réussir, ces élites « intermédiaires » doivent être reconnues, entendues, et soutenues. Ceci requiert évidemment des efforts de long terme et un investissement politique considérable de la part des partenaires de la Libye, que ces derniers ne sont peut-être pas disposés ou en mesure de fournir. Mais se contenter de légitimer de nouveaux hommes forts susceptibles de se transformer rapidement en nouveaux tyrans, ou céder aux sirènes des puissances régionales qui se proposent d’intervenir militairement pour rétablir l’ordre n’aura très certainement pas pour effet de restaurer la paix civile et de poser les bases de l’Etat de droit auquel aspire la très grande majorité des Libyens.
Virginie Collombier, chercheur à l’Institut universitaire européen de Florence, associée au Norwegian Peacebuilding Resource Center (NOREF).

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