jeudi 8 mai 2014

Dossier de recherche : Sahara en mouvement
Marges et centres

Géopolitique africaine et rébellions touarègues.
Approches locales, approches globales (1960-2011)

African geopolitics and Tuareg rebellions.Local approaches, global approaches (1960-2011)
Pierre Boilley
p. 151-162
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Résumés

La situation touarègue, tout comme les rébellions qui l’ont caractérisée depuis les années 1960, a généralement été considérée comme un problème important, mais bien localisé au Sahel et au Sahara méridional. Les développements actuels que connaît cette région, entre trafics de drogues et implantation des salafistes armés d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), ont brutalement internationalisé l’intérêt qui lui est porté. Pourtant, depuis la révolte de 1963-64, les Touaregs ont toujours eu à composer avec des politiques qui les dépassaient, dans des géostratégies africaines et mondiales aux acteurs multiples et aux intérêts divergents. Analyser ainsi les faits permet de replacer ces réalités dans leurs contextes et de mieux comprendre avancées et échecs de ces luttes. Les approches locales doivent céder le pas aux approches globales.
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TouaregsrébellionsAQMIAlgérieMali

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Sahara

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Texte intégral

  • 1 « Un groupe allié d'Al-Qaeda annonce changer de nom sur “ordre de Ben Laden” », AFP, 26/1/2007. Voi (...)
1Depuis l’implantation dans le nord du Mali du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), en 20031, transformé en Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2007, les Touaregs, qui avaient suscité lors de leurs rébellions post-coloniales, soit indifférence et méconnaissance (en 1963-1964), soit intérêt, soutiens ou critiques (dans les années 1990 et 2000), reviennent au centre des préoccupations. La confusion fréquente entre rebelles nomades et salafistes armés au cœur du Sahara entretient à leur égard de durables méfiances et les développements récents des événements de la « révolution » en Libye ravivent le lien qui a été et est toujours fait entre ce pays et l’engagement sur divers théâtres d’opération en Afrique et au Moyen-Orient des combattants touaregs de la mythique « légion islamique » de Kadhafi. L’internationalisation de la menace d’Al-Qaïda, à laquelle est affiliée AQMI, et la mise en place d’une coalition engageant le soutien militaire de plusieurs pays aux insurgés libyens en 2011, placent ainsi les Touaregs dans des réalités qui les dépassent largement mais pour lesquelles ils restent un des éléments importants de l’analyse.
2Sujet d’étude peu courant il y a encore une quinzaine d’années, le Sahara devient actuellement une préoccupation commune et l’étude des mouvements et soubresauts qui le parcourent un souci concernant autant les chercheurs que d’autres acteurs, notamment institutionnels. Par ailleurs, les études généralement réalisées jusqu’à maintenant se concentraient sur des analyses fines, mais généralement peu reliées au cadre extérieur des événements continentaux ou extra-africains. Or, il apparaît de plus en plus nettement qu’il est nécessaire de faire ce lien, si l’on veut saisir non seulement les conditions dans lesquelles se sont développés les événements locaux, mais aussi leurs implications dans des espaces plus globaux. Le caractère des rébellions, souvent considéré comme « local », doit être ainsi replacé dans une géopolitique beaucoup plus large, à l’échelle du continent africain, voire du monde dans sa globalité. Il devient par ailleurs possible, avec maintenant presque cinquante ans de recul, de mettre en regard et comparer les rébellions touarègues successives. Parler de rébellion touarègue n’a en effet pas grand sens si l’on en parle au singulier. Cela ne représente pas non plus un concept opératoire si l’observation se place sur la durée, sur le temps moyen historique, si elle s’attache aux dynamiques des processus en cours depuis plusieurs décennies, et prend en compte de la même façon les différents espaces concernés. Au Mali, les Touaregs, ou plutôt certains des Touaregs, se sont lancés depuis l’indépendance dans trois types de mouvements armés, généralement définis comme rébellions, dans les années 1960, 1990 et 2000. Le Niger, quant à lui, n’a été touché que par les deux derniers temps de ces révoltes. Les contextes dans lesquels ces mouvements ont éclaté ne sont pas les mêmes, leurs acteurs n’ont pas eu de semblables expériences de vie, ni une vision du monde sans changements. Ces mouvements n’ont pas eu les mêmes bases, les mêmes buts ni les mêmes histoires, et leur résolution n’a pas pris, ou ne prend pas actuellement, les mêmes chemins.
3Ces divergences sont aussi significatives de leur insertion dans la géopolitique plus vaste des relations internationales, et plus spécifiquement dans une géopolitique régionale qui concerne autant le Sahel que le Maghreb, l’ancienne puissance coloniale française que les superpuissances mondiales ; une géopolitique locale traversée par ailleurs des mêmes grands enjeux mondiaux dont certains des traits ont été et sont particulièrement visibles, ou le deviennent, dans le Sahel et le Sahara. Il est indispensable dans ce cadre de ne pas séparer les « approches locales » du « contexte global », ce dernier étant d’ailleurs de plus en plus présent, par le biais notamment de l’importance et de la facilité croissante de la communication dans un monde de plus en plus globalisé. On étudiera par conséquent les spécificités de chacun de ces temps de soulèvements touaregs, dans les évolutions et les permanences internationales, qui se conjuguent avec les singularités politiques, nationales ou économiques des zones touarègues rebelles.

Soulèvement isolé, indépendances et guerre froide (1963-64)

4La première rébellion touarègue, dans les années 1963 et 1964, mal connue au-delà du cercle des spécialistes, n’a concerné que le Mali fraîchement indépendant et n’a pas touché le Niger. Elle s’est même concentrée dans la seule région nord-est du Sahara malien, l’Adagh (ou Adrar des Ifoghas), les régions de Tombouctou et de Ménaka n’étant pas entrées dans le mouvement. Elle a pourtant été, elle aussi, insérée dans des contextes beaucoup plus vastes, ceux des indépendances et des affrontements est-ouest de la guerre froide.
  • 2 Seuls Jeune AfriqueParis Jour et les revues Marchés Tropicaux et Afrique contemporaine publièrent (...)
  • 3 Rapport de la tournée effectuée du 4 au 10 juillet 1960 dans la subdivision de Kidal par Diallo Bak (...)
  • 4 Pour une description plus précise de la rébellion de 1963-64, voir Boilley (1999) ; Lecoq (2010). (...)
5Si l’on en décrit rapidement les origines, le développement et la chute, on peut penser que cette révolte apparemment locale, dont les médias occidentaux n’ont pas touché mot2, n’était pas reliée au monde extérieur. Issue en première analyse de l’incompréhension touarègue globale des changements de l’indépendance, de l’étonnement de voir l’administration française remplacée sans coup férir par les fonctionnaires et militaires maliens, et des mécontentements dus aux lois du régime de Modibo Keita, elle reflétait aussi les incompréhensions culturelles réciproques entre Maliens du sud et du nord. Elle fut aussi une réaction de la chefferie touarègue que le pouvoir socialiste de Modibo Keita considérait comme « féodale »3 et destinée à disparaître. Largement conduite en premier lieu par les dominants Ifoghas, sa base s’élargit avec la répression très dure qui fut menée par l’armée malienne et le commandant de cercle le capitaine Diby Sillas Diarra. Commencée le 14 mai 1963 avec le vol des équipements et des dromadaires de goumiers par Elladi ag Alla et Tuteka ag Elladi, elle s’acheva le 16 juillet 1964 avec l’écrasement des derniers rebelles dans le massif montagneux du Timetrine, après une série de combats qui tenaient plus d’escarmouches que de batailles rangées4. Vue ainsi, elle représente un épisode finalement mineur, bien qu’il ait eu comme conséquence l’établissement d’une chape de plomb militaire et policière sur la région et une méfiance durable de l’État à l’égard des nomades touaregs.
  • 5 Lettre ouverte par les chefs coutumiers, les notables et les commerçants de la Boucle du Niger (Tom (...)
  • 6 Témoignage de Fakando, chef des Ikazkazen, cité par Claudot-Hawad (1993, p. 80).
  • 7 « Quand Zeyd est venu à Tamanrasset, il était avec Bogheilata, et avec une vingtaine de notables. I (...)
6Elle s’inscrit pourtant dans les réalités internationales du moment. En premier lieu, le mouvement d’indépendance du Mali, qui occasionna de la part de la France et des officiers sahariens des réactions lourdes de conséquences. On se rappelle la mise en place de l’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS), en 1957, qui était bien une tentative coloniale pour conserver le Sahara central pétrolier, et les réticences des représentants des pays riverains à l’Assemblée de l’Union française, qui ne voulaient pas voir leurs futurs espaces nationaux amputés de leurs régions sahariennes espérées riches de minerais et d’énergie potentielle (Boilley, 1993, p. 215-241). Même si l’on peut penser que les officiers français ont eu une part majeure dans cette action, cette construction administrative fut néanmoins soutenue par les notables touaregs, dont on connaît les deux pétitions (une malienne5, une nigérienne6), adressées au Général De Gaulle, engendrant pour des décennies une autre méfiance des États africains à l’égard d’un « complot français » (Boilley, 2005) ayant pour but de déstabiliser les États sahéliens et de contrôler le Sahara. En deuxième lieu, l’entente entre le Mali socialiste et le FLN algérien fut un désastre pour la rébellion. L’Algérie indépendante en 1962 ne pouvait qu’aider la répression menée par le Mali, qui avait hébergé dès son émancipation en 1960 les cadres de la « Wilaya 7 » missionnés pour ouvrir un Front saharien (Renaud, 1993, p. 249), et qui menaient depuis Gao les opérations dans le sud du Sahara algérien. Abdelaziz Bouteflika, Frantz Fanon, entre autres, furent les hôtes du Mali pendant cette période, un Mali socialiste qui se plaçait, au sein du groupe de Casablanca (Michel, 1993, p. 210 ; Diarrah, 1986, p. 59) dans le même camp progressiste que les Algériens, avec l’URSS comme soutien majeur en lutte contre l’Ouest, l’Occident colonial et dominant. La frontière algérienne, au-delà de laquelle les rebelles touaregs pensaient trouver un sanctuaire, fut ainsi fermée, l’Algérie accorda un droit de poursuite à l’armée malienne sur son propre territoire et les efforts de Zeyd ag Attaher (frère de l’amenokal et figure dominante de la rébellion) pour convaincre les Algériens de soutenir la révolte furent tellement vains qu’il fut arrêté et remis menotté aux autorités maliennes7.
  • 8 « Zeydag Attaher et Bissada ag Rakad demandèrent audience au Colonel Nivaggioni qui commandait alor (...)
7On voit bien ainsi dans quel contexte international se place l’échec de la révolte de 1963-64. Prise en étau entre le Mali et l’Algérie partenaires du camp de l’Est, elle n’avait en réalité aucune chance. Zeyd tenta bien de sensibiliser les Français, sans beaucoup de résultats8. Certains administrateurs et officiers français toujours présents à Reggane dans les concessions faites à la France par les accords d’Evian pour entreprendre ses essais nucléaires tentèrent bien de fournir quelques fusils aux rebelles, mais il ne s’agissait là que d’actions individuelles. La France, quelles que fussent ses éventuelles sympathies, ne pouvait plus se permettre de remettre en cause l’indépendance des deux pays concernés, et encore moins de gêner par une action de soutien ses provisoires avantages sahariens durement négociés et vitaux pour sa future indépendance nucléaire. La rébellion touarègue fut, plus que de son inorganisation et de sa large absence de réflexion politique, victime d’une géopolitique du réel, dans laquelle les acteurs étaient aussi bien africains (Mali, Algérie), qu’extérieurs au continent (France, URSS, Bloc de l’est). On peut citer aussi deux autres pays concernés. Le Maroc d’abord, qui dans sa volonté de s’opposer à son rival algérien, tenta en hébergeant Mohamed Ali ag Attaher, notable de Tombouctou, d’esquisser un soutien à la rébellion, mais la cause n’était manifestement pas assez importante pour que cette action fût décisive. Et le Niger voisin enfin, qui n’avait guère envie qu’une révolte touarègue au Mali puisse donner des idées à ses propres nomades, donna des gages lorsque le président Hamani Diori, socialiste lui aussi, vint le 28 novembre 1963 rencontrer à Gao le président Modibo Keïta, pour mettre en place en commun des mesures de surveillance des zones touarègues.
8Relations internationales et géopolitique africaine furent ainsi les cadres négatifs dans lesquels se débattit la rébellion touarègue malienne, isolée et sans alliés extérieurs. Il est aussi intéressant de constater que se mirent en place autour des acteurs locaux touaregs les prémices d’une géopolitique qui s’est développée et renforcée dans les décennies suivantes. Importance majeure de l’Algérie notamment, attentive à ses alliances et surtout son influence sur l’espace sahélien qu’elle commençait déjà à considérer comme son propre pré carré, et préoccupée de marginaliser au maximum la France sur cette région, attentive aussi à éviter sur ses propres populations nomades la contagion revendicatrice des Touaregs du Sud ; absence de lien et de réelle solidarité entre Touaregs maliens et nigériens ; importance de la France, ex-puissance colonisatrice, toujours suspectée de « coups tordus » pour défendre ses intérêts propres, notamment économiques ; rivalité entre le Maroc et l’Algérie, à l’avantage de cette dernière. En revanche, la Libye n’était pas encore présente dans le jeu, bien qu’elle le devint très vite, en accueillant, au même titre que l’Algérie, les premiers activistes touaregs fuyant la répression malienne…

Luttes pour l’insertion nationale et géopolitique saharienne (1990-1996/2000)

  • 9 Discours d’Ubari, 15/10/1980, Maghreb-Machrek, n° 91, janvier à mars, p. 81-82.
  • 10 Annuaire de l’Afrique du Nord, 1980, Paris, Éditions du CNRS, p. 781.
9Avant que n’éclate la rébellion suivante, en 1990, la Libye eut un rôle de plus en plus important de base organisationnelle politique et militaire et commença à jouer au Sahel un rôle croissant. Les sécheresses des années 1970 et 1980, et la diminution du cheptel qu’elles occasionnèrent, laissèrent sans ressources et sans activités de nombreux jeunes Touaregs qui allèrent chercher, dans de longues et clandestines caravanes migratoires, des emplois en Algérie d’abord, puis, de plus en plus en Libye. Ce dernier pays, riche de sa rente pétrolière, offrait de nombreuses opportunités et accueillait à bras ouverts tout travailleur potentiel, accordant en sus sans difficultés la nationalité aux arrivants. Les jeunes « chômeurs », qu’on prit vite l’habitude de désigner par le néologisme touaregishumar, y trouvèrent d’abord à s’employer puis, au gré des besoins militaires de Kadhafi, s’enrôlèrent dans son armée pour aller se battre au Tchad, en Palestine ou ailleurs. Des camps d’entraînement furent ouverts, et souvent aussi rapidement fermés, au gré de la politique extérieure libyenne, lorsque le Guide n’avait plus besoin de ces soldats « rustiques ». Ce fut néanmoins dans ces camps que les Touaregs maliens et nigériens commencèrent à s’organiser (et à s’entraîner) dans le but de déclencher une rébellion future. La Libye utilisa sans retenue la présence sur son sol et dans ses rangs de ces ressortissants sahéliens pour exercer pression et influence sur le Mali et le Niger, soufflant le chaud et le froid, annonçant la création possible d’un « Sahara central »9, revendiquant (manifestement sans fondement : Boilley, 1999) des attaques ponctuelles dans les zones sahariennes par de jeunes combattants (Dahmani et Diallo, 1982 ; Salifou, 1993, p. 44). Les relations entre la Libye et les pays sahéliens s’en ressentirent fortement. Le discours d’Ubari fut considéré comme le signe d’une volonté libyenne d’arracher aux pays sahéliens leurs territoires sahariens, en aiguisant les mécontentements touaregs et en faisant miroiter la création d’un nouvel État saharien contrôlé par Kadhafi. Les relations diplomatiques avec le Niger en furent même interrompues en 198110. La structuration d’un mouvement politique touareg en Libye lors du congrès d’El Homs (8 septembre 1980) et le soutien que Kadhafi lui apporta firent ainsi des jeunes Touaregs un outil efficace pour le Guide dans son action d’influence extérieure. Il s’agissait par là-même de contrecarrer et de prendre l’avantage sur l’Algérie dans ses volontés d’influence sahélienne.
10L’Algérie, de son côté, cherchait à s’imposer dans le Sahel comme première puissance régionale au détriment de la France et de la Libye. Sa politique touarègue, eu égard à ces objectifs et à ses impératifs intérieurs, passa à la fois par l’accueil et la répression. Il lui fallait tenir compte de deux paramètres importants : d’une part, la présence sur son sol d’une communauté touarègue algérienne, certes peu importante numériquement, mais qui pouvait prendre fait et cause pour ses cousins sahéliens, voire créer elle aussi des troubles en s’opposant à l’État, et, d’autre part, l’opposition larvée ou ouverte d’une autre communauté, apparentée parce que berbère elle aussi, celle des Kabyles du nord. Elle devait donc jouer un jeu difficile, qui consistait à ne pas prendre parti contre les Touaregs pour ne pas braquer les autres Berbères, tout en les contrôlant pour éviter une déstabilisation d’origine libyenne toujours possible.
11L’accueil qu’elle consentit fut réel. En premier lieu, et malgré le rôle négatif qu’elle avait joué contre les rebelles, elle accueillit les réfugiés de la révolte de 1963-64. Ceux-ci s’installèrent dans le pays et servirent de relais aux plus jeunes, lorsqu’un grand nombre de sinistrés des sécheresses vinrent vivre dans le Sud algérien, notamment autour des localités de Bordj Mokhtar ou de Tamanrasset, où un quartier entier était habité par les Touaregs Kel Adagh du nord-Mali. L’Algérie était néanmoins consciente qu’elle n’était souvent qu’un passage vers la Libye. Elle réagit de deux façons. D’une part, et à plusieurs reprises, en refoulant les Touaregs non-algériens vers leurs pays d’origine. En 1973, 1975 et 1986, de véritables rafles eurent ainsi lieu dans les quartiers des réfugiés, qui étaient reconduits sans ménagement au-delà des frontières. Le deuxième type d’action fut la surveillance très sévère qu’exerça la police, tout particulièrement la Sécurité militaire, sur les allées et venues des jeunes Touaregs entre l’Algérie et la Libye. Infiltrations des réseaux, indicateurs, dénonciations, tortures, tout fut bon pour tenter de juguler, de gêner, voire d’empêcher, l’organisation politique croissante du mouvement touareg dans le pays voisin. Les arrestations de cadres furent fréquentes et les pressions permanentes. Une fois encore, les Touaregs durent composer avec les intérêts étatiques pour continuer à avancer.
  • 11 Résolution sur le peuple touareg du Parlement européen, P.V. 78 11-PE 144.654 du 12/9/1990.
  • 12 Communiqués AU 227/90 et AFR 43/02/90 du 1/6/1990, AFR 43/03/90 du 2/7/1990, et AU 335/90, AFR 37/0 (...)
12Lorsque malgré tout la rébellion éclata en 1990, d’abord au Mali, puis immédiatement après au Niger, on put observer les positionnements stratégiques des États face à cet événement, dans lequel la France recommença à jouer sa propre partition. On ne retracera pas ici l’histoire de cette deuxième phase des rébellions touarègues, sinon pour noter la très importante évolution au regard de celle de 1964-1965. En 1990, les nouveaux rebelles avaient d’abord une vision et une organisation politique qu’ils n’avaient pas eues vingt-cinq ans plus tôt. Ils surent comprendre que les revendications indépendantistes étaient vouées à l’échec et surent faire taire les plus radicaux d’entre eux. Ces rébellions, loin d’être sécessionnistes, eurent ainsi de façon surprenante des revendications intégrationnistes fortes (Boilley, 2009). Il s’agissait non pas de se couper des États contre lesquels on se levait, mais bien au contraire de les contraindre à considérer les nomades comme des citoyens à part entière, susceptibles d’intégrer les corps en uniforme sans discriminations, de profiter au même titre que les ressortissants des autres régions de l’éducation et des projets de développement, d’être enfin représentés comme les autres dans les instances et organes politiques. Par ailleurs, ces nouveaux rebelles avaient bien compris l’utilité de la communication, nationale et surtout internationale. Ils surent profiter de l’aura qu’ils possédaient et de la dureté de la répression pour émouvoir les pays occidentaux et les organisations internationales, amenant les uns et les autres, Parlement européen11 ou Amnesty international12, à prendre position en leur faveur. Ils surent aussi comprendre que les chefs d’État dictatoriaux n’avaient plus le vent en poupe après la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, et qu’ils ne seraient pas soutenus par les puissances occidentales dans le but de préserver leurs intérêts. Un nouveau type de pratique des réalités mondiales, celles-ci elles-mêmes connues, put alors émerger.
  • 13 Après une série de négociations dans cette ville, y fut signé l’accord dit de Tamanrasset, « Accord (...)
  • 14 Une délégation malienne rencontra le 29 et le 30 décembre 1991 à Alger les médiateurs algériens et (...)
  • 15 « Algérie : sommet saharien sur le sort des Touaregs », Le Monde, 11/9/1990.
13Dans ces relations, on put continuer à observer le jeu géopolitique africain et international dans lequel les trois grands acteurs restaient l’Algérie, la Libye et la France. L’Algérie se positionna rapidement comme puissance tutélaire et médiatrice. Elle ferma les yeux sur les relations qu’entretenaient les Touaregs algériens avec les rebelles et accepta d’être la base arrière des combattants qui pouvaient s’y réfugier, s’y faire soigner, et placer famille, femmes et enfants en lieu sûr face aux massacres et à la répression des armées maliennes et nigériennes. Elle accueillit à Tamanrasset13 et à Alger14 notamment les délégués des États et des mouvements rebelles pour entreprendre et poursuivre des négociations. Ce faisant, elle évitait que ses propres Touaregs rejoignent le mouvement et aliènent de ce fait le refuge algérien ; elle prenait le pas sur la Libye qui était en revanche vue d’un mauvais œil pour le soutien qu’on lui prêtait aux rébellions. Kadhafi ne sut pas à ce moment retourner la situation à son profit et commit même un certain nombre d’erreurs qui contribuèrent à son éviction de la région. Soupçonné d’avoir armé les rebelles (ce qu’il n’avait pas fait), il eut par provocation une série d’attitudes qui entretinrent les méfiances. C’est ainsi qu’à Djanet, le 8-9 septembre 1990, lors du sommet des pays riverains du Sahara consacré aux solutions à trouver aux rébellions15, il arriva habillé en grande tenue touarègue. Si cette attitude fit grand bruit en ce qu’elle supposait de soutien à la rébellion, elle agaça profondément les chefs d’État présents confrontés au problème et elle ne diminua pas la méfiance des Touaregs qui avaient trop bien connu ses revirements imprévisibles et son absence de soutien matériel. La France, quant à elle, joua un jeu différent au Mali et au Niger, ses intérêts n’étant pas les mêmes. Au Mali, elle se contenta de condamner la répression militaire et tenta sans beaucoup de succès de faire pression sur Moussa Traoré. Tolérée par l’Algérie, elle fut présente comme médiatrice dans les négociations qui aboutirent à la signature du Pacte national en 1991, en missionnant Edgar Pisani pour présider les discussions avec le Mauritanien Ahmed Baba Miské. Au Niger en revanche, où l’uranium représentait un enjeu important, elle chercha à jouer un rôle plus important, n’hésitant pas à engager ses services et ses agents, malgré l’opposition active de l’Algérie.
  • 16 La Direction générale de la sécurité extérieure, les services secrets français.
14C’est ainsi qu’« en 1992, le Service [la DGSE16] organise, à Paris et ailleurs, des rencontres secrètes entre les représentants du gouvernement nigérien et ceux des Touaregs […] Les chefs militaires de la rébellion seront présents à chaque rencontre. Dans un premier temps, ils passeront par Alger, mais se feront emprisonner par les autorités locales qui savent qu’ils se rendent à Paris. Nous serons alors obligés de monter une navette secrète entre le Ténéré et Paris […] Le Transall qui va les chercher clandestinement au cœur du désert embarque nos agents. » (Silberzahn, 1995, p. 232)
15Par ailleurs, la France soutient la rébellion en lui facilitant matériellement les choses, notamment en restant en contact permanent avec son chef, Mano Dayak, qu’elle avait équipé d’un téléphone satellitaire.
16Ainsi, si l’on parlait dans les années 1990 de la « question touarègue », donnant toujours à ce terme une approche locale, il devenait manifeste que les deux rébellions du Mali et du Niger retentirent non seulement dans le Sahel, mais engagèrent à plus vaste échelle des États éloignés, en Afrique et en Europe. Ces mouvements furent connus, eurent un retentissement certain au-delà du continent, et les prises de position furent le fait d’organisations fort éloignées du Sahara central. Ces révoltes, pourtant, étaient toujours considérées comme localisées, sinon locales, et les expressions à leur propos tenaient surtout soit de la pitié à l’égard d’un peuple « autochtone » luttant pour sa survie, soit de l’éternel mythe touareg qui fit se mobiliser nombre d’Occidentaux éblouis par ces « rebelles des sables ». Il y eut ainsi une vision encore très encombrée de « folklorisme », de romantisme et de sensibilité humaniste, qui ne faisait pas encore la part de l’importance internationale dont les situations jetaient déjà les bases. Après tout, si l’on s’intéressait au problème, il restait un des nombreux conflits africains que l’on regardait de haut, sans prendre en compte encore, sauf dans le cas du Niger et de son uranium, sa forte dimension géopolitique. Cet état de fait devait cependant rapidement évoluer…

Internationalisations des conflits locaux (2006-2011)

17Les rébellions de 1990 peuvent être considérées comme closes à la fin de la décennie, lorsque les deux cérémonies malienne et nigérienne des « Flammes de la paix » furent organisées comme points finaux des événements (à Tombouctou en 1996 pour le Mali, à Agadez en 2000 pour le Niger). En pratique, les plus ou moins bonnes volontés des États dans l’application des accords, les rancœurs et la lenteur du développement des régions sahariennes occasionnèrent des répliques (peu connues des médias) au début des années 2000. Cet état de fait continua à faire de ces régions des « zones d’insécurité », qui furent la base de deux nouveaux faits majeurs dans l’internationalisation de ces conflits. L’absence d’État, les sursauts récurrents de rébellions mineures, le jeu des intérêts des acteurs locaux firent des régions sahariennes du Sahel ce qu’on appela vite des « zones grises », qui permirent d’une part l’accroissement des trafics en tout genre, tout particulièrement ceux de drogues dures, et d’autre part l’installation de mouvements islamistes armés en provenance d’Algérie. Ce fut ainsi dans la première décennie du XXIesiècle que la situation touarègue perdit définitivement son caractère local pour s’intégrer dans les soubresauts du monde, au point qu’on l’intégra à « l’arc de crise », allant du Sahel à l’Afghanistan, en passant par l’Irak et poussant ses ramifications en Amérique du Sud. Ce ne fut qu’à ce moment qu’on commença à prendre la situation au sérieux et que de nouveaux acteurs entrèrent en jeu. On n’avait pas encore perçu jusque-là ce que le local pouvait déjà avoir de global, mais on n’hésita plus alors à faire entrer les Touaregs dans un jeu devenu planétaire.
  • 17 Programme des Revendications du Mouvement des Nigériens pour la Justice, http://www.temoust.org/IMG(...)
  • 18 Communiqué du gouvernement suite à la signature des accords d’Alger, 4 juillet 2006, http://www.kou(...)
  • 19 http://sahel-intelligence.com/immigration/39, au 21/4/2011. (...)
  • 20 « Niger : la rébellion Touaregs dépose les armes »,L’internationalmagazine.com (avec Reuters), pub (...)
18Comme auparavant, les situations furent différentes au Mali et au Niger. Au Mali, les attaques de groupes de rebelles recommencèrent dès mai 2006, sous l’autorité notamment de Hassan Fagaga et de Ibrahim ag Bahanga, qui fondèrent l’Alliance démocratique du 23 mai pour le changement (ADC) et menèrent des opérations contre les villes de Kidal et Ménaka. Au Niger, les escarmouches reprirent entre les Touaregs et l’armée en février 2007, avec l’attaque d’Iférouane par un nouveau mouvement de contestation, le Mouvement des Nigériens pour la justice (MNJ). Pour ces nouveaux rebelles, les motivations se montrèrent différentes. Au Mali, les revendications restèrent surtout matérielles en faveur des régions nord, sur lesquelles elles continuaient à être cantonnées. Au Niger, les choses prirent un tour plus politique, puisque le MNJ affirma ne pas vouloir être composé que de ressortissants du Nord et s’attaqua directement au président Tandja en revendiquant un système plus démocratique17. Dans les deux cas cependant, les négociations et les accords qui en sortirent se tinrent une nouvelle fois sous l’égide de l’Algérie, qui continua ainsi à affirmer son rôle de puissance régionale. C’est ainsi qu’avec la médiation de l’Algérie, l’ADC signa avec le ministre de l'Administration territoriale et des Collectivités locales Kafougouna Koné, qui représentait l’État malien, l’Accord d'Alger pour la restauration de la paix, de la sécurité et du développement dans la Région de Kidal18, le 4 juillet 2006. Il fallut cependant attendre février 2009 pour que l’ADC dépose les armes, une fois encore grâce aux bons offices de l’Algérie. Au Niger, de même, l’Algérie joua sa partition, recevant en juillet 2007 à Alger le Premier ministre nigérien Seyni Oumarou venu solliciter le soutien du président algérien Abdelaziz Bouteflika dans la lutte menée contre le MNJ et « pour prévenir une « connexion » des mouvements touaregs du Niger avec ceux du Mali et de l'Algérie »19. Mais la concurrence avec la Libye fut plus rude, car en août 2008, le dirigeant du MNJ, Aghali Alambo, n’acceptait de déposer les armes qu’aux conditions de négociations sous l’égide de la Libye20. Cependant, si ces mouvements trouvaient encore à s’exprimer et à négocier avec les États, se développaient en parallèle des facteurs plus importants d’internationalisation.
  • 21 « De la cocaïne acheminée du Venezuela en Afrique par avion cargo »,AFP-Direct, 16/11/2009.
19En premier lieu, le trafic de drogue, qui profita de l’absence d’État et de contrôle territorial au nord du Mali. Les trafics de tous genres existaient depuis longtemps dans la zone, difficile à contrôler. Ils avaient profité du soutien de l’État algérien socialiste à certains produits de première nécessité (essence, sucre, etc.) achetés à bas prix et revendus avec profit dans les pays sahéliens, et de l’absence d’autres produits mal couverts par l’économie planifiée de ce pays (pièces mécaniques, pneus, etc…). Mais la contrebande prit une autre dimension avec la cocaïne, notamment, acheminée depuis l’Amérique du Sud. Débarquée dans les ports du Golfe de Guinée, en Guinée Bissau particulièrement, elle commença à remonter par les routes sahariennes au milieu des années 2000. Un pas fut franchi en 2009, démontrant l’importance du trafic, lorsqu’un Boeing entièrement rempli de drogue atterrit au nord-est de Gao et fut retrouvé brûlé et vide21. Le Mali engagea une enquête, toujours actuellement inaboutie. Pour les jeunes Touaregs et Maures du Nord sans activités, qui pouvaient en un voyage de 4x4 à travers la frontière algérienne gagner plusieurs millions d’un coup, ce trafic était une véritable aubaine, et beaucoup de monde y trempa. Les sommes d’argent en jeu représentaient de véritables éléments de déstabilisation. Elles renforçaient le trafic d’armes légères, existant depuis longtemps mais qu’aucun programme d’éradication n’a jamais réussi à éliminer et cet argent facile permettait la création de véritables fiefs. Elles aggravèrent aussi les dissensions internes, entre Touaregs et Maures, et entre Touaregs eux-mêmes, groupes tributaires contre nobles, etc… Le matériel militaire d’État fut aussi utilisé par les officiers intégrés pour créer des milices servant tout autant pour les conflits internes que pour les trafics, créant un climat social délétère et un peu plus d’insécurité dans la région. Il apparaît que ce commerce a contribué à étouffer les embryons de rébellion, dans la mesure où il est plus rentable de se servir des armes pour sécuriser un transport de drogue que de « prendre la montagne » en espérant un hypothétique dividende de cette action. Plus gravement, des rumeurs persistantes accusent des personnes haut placées au Mali et au Niger, mais aussi les réseaux algériens constitués, y compris institutionnels (tels que la toute puissante Sécurité militaire devenue en 1990 Département de renseignement et de sécurité – DRS), d’être impliqués dans ce trafic, donnant tout son intérêt à ce que la zone reste « grise », incontrôlée et de plus en plus vide de forces officielles de maintien de l’ordre, dans le plus grand intérêt de l’Algérie.
  • 22 « AQMI, un problème régional », note collective n°4, Fondation Jean-Jaurès/Orion-Observatoire de la (...)
20Par ailleurs, le vide institutionnel saharien facilita l’installation au nord du Mali de salafistes armés. Issus des maquisards algériens des années 1990, mieux connus sous le nom de Groupes islamiques armés (GIA), ils commencèrent à s’installer au Mali en tant que Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), fondé par un ancien du GIA en 1998, Hassan Hattab, évincé par Abdelmalek Droukdal en 200322. C’est la même année que l’on entendit parler internationalement de ce groupe, avec l’enlèvement dans le Sud algérien de trente-deux personnes, dont seize Allemands, dix Autrichiens, quatre Suisses, un Néerlandais et un Suédois. L’opération fut menée par Abderrazak El-Para, émir de la zone 5 du GSPC, qu’on évoqua pour la première fois à l’occasion. En juin 2003, après une opération militaire algérienne qui libéra dans des conditions mal connues une partie des prisonniers, le groupe avec ce qui restait des otages se réfugia au nord du Mali. En fin de compte, après des négociations peu claires, les otages furent libérés en août, manifestement contre une importante rançon discutée avec des intermédiaires maliens, tels qu’Iyad ag Ghali, un des anciens chefs de la rébellion touarègue. Abderrazak El-Para, fuyant alors la zone, fut capturé le 16 mars 2004, dans le nord du Tchad, par des rebelles du Mouvement pour la démocratie et la justice au Tchad (MDJT), et son sort ultérieur, entre la remise aux autorités libyennes, puis algériennes, ses divers jugements, reste assez mystérieux pour que l’on ne sache pas avec certitude aujourd’hui encore ce qu’il est réellement devenu... Dès 2004, son remplaçant Abdelmalek Droukdal chercha à faire reconnaître le GSPC par les instances d’Al-Qaïda central. Le groupe annonça unilatéralement le 11 septembre 2006 son « allégeance » à Al-Qaïda, ce que Ben Laden n’accepta, en fin de compte, que début 2007, permettant que naisse en janvier de cette année Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), établissant ainsi officiellement le lien entre les salafistes installés au Sahara et le terrorisme islamique international. Continuèrent alors les enlèvements d’otages, de Pierre Camatte (2009) aux sept employés d’Areva (septembre 2010), en passant par Michel Germaneau (juillet 2010). Une nouvelle source de profits s’ouvrait pour les jeunes désœuvrés du Nord, qui enlevèrent des Européens, surtout français, pour les revendre plusieurs millions à AQMI. La dernière tentative du 7 janvier 2011, engagée en plein Niamey par le rapt de deux jeunes Français s’est pourtant mal finie, une contre-opération militaire française ayant bloqué le convoi à la frontière Niger-Mali, avant qu’il ne puisse rejoindre AQMI, occasionnant la mort des deux otages.
21L’action d’AQMI a ainsi définitivement internationalisé les événements régionaux, suscitant de très nombreux commentaires dans les médias de la planète, parfois très fantaisistes. Car la question se pose avec acuité de savoir quels sont les liens entre les États, les groupes armés, les enjeux de pouvoir et les intérêts financiers, et qui se sert de qui et dans quel but. On peut avancer avec une quasi-certitude une nouvelle fois qu’un des enjeux majeurs est le contrôle de la région, de ses ressources énergétiques potentielles et la présence militaire et diplomatique de puissances concurrentielles. Géostratégie et géopolitique internationale sont maintenant définitivement au cœur des problèmes… Une lutte apparemment féroce se joue dans la région avec les acteurs classiques, Algérie et France (la Libye ayant été éliminée, particulièrement depuis la révolte qui s’y déroule depuis février 2011), mais aussi entre France et États-Unis, ces derniers de mieux en mieux implantés et de nouveaux acteurs émergeant tels que la Russie et la Chine. La Mauritanie, le Mali et le Niger jouent aussi leur propre jeu pour essayer de tirer de cette situation le meilleur profit. Certains (Guèze et Mellah, 2007 ; Keenan, 2005 et 2006) n’hésitent pas à dénoncer l’incohérence des sources et des informations, particulièrement en provenance de l’Algérie, pour affirmer que la lutte des clans au pouvoir dans ce pays entre aussi en jeu pour le contrôle des mannes financières. Il serait ainsi possible qu’une « alliance objective » se soit mise en place entre l’Algérie et les États-Unis pour que la région soit perçue comme un des bouts de « l’arc de crise » international, passant par l’Irak et se poursuivant jusqu’en Afghanistan, dans la Global War against Terror entrepris par les Américains depuis les actions de l’administration Bush. Dans cette manipulation, beaucoup ont des intérêts qui peuvent, sinon rendre crédible l’hypothèse, du moins laisser songeur. Ainsi, faire entrer dans les têtes des populations mondiales qu’AQMI est un des tentacules d’Al-Qaïda permettrait aux États-Unis, à la France et à l’Algérie de s’implanter ou de se maintenir au Sahel, de protéger leurs intérêts (uranium, ressources énergétiques, contrôle territorial, influence mondiale, retombées financières du trafic de drogue…) tout en passant pour des champions de la lutte anti-terroriste. Dans cette hypothèse, la DRS algérienne jouerait un rôle primordial, contrôlant les mouvements salafistes par des officiers infiltrés, tels qu’aurait pu l’être Abderrazak El-Para. L’Algérie y exporte ainsi sa lutte anti-islamique vers le Sahel, la contrôle, et devient le partenaire privilégié de l’Occident dans le combat contre le terrorisme mondial. La théorie peut sembler s’apparenter à celle du complot, mais elle a néanmoins de sérieux atouts. Le Mali et le Niger, dans une moindre mesure la Mauritanie, y trouvent aussi leur compte dans les dotations matérielles (militaires entre autres) et financières que les puissances intéressées font retomber sur le Sahel. Le trafic juteux de drogue, dont l’argent irrigue les pouvoirs sahéliens et les clans algériens, peut aussi par ailleurs s’y dérouler en toute impunité. On comprend mal en tout cas que quelques centaines de combattants salafistes, vivant dans une région qui est loin d’être un nouvel Afghanistan sur le plan géographique, puissent continuer à y vivre sans difficultés, quand on considère la logistique nécessaire qui ne peut être fournie par le pays, l’hostilité latente des populations locales et la facilité du renseignement pour situer les groupes armés non autochtones…
  • 23 Moutot Michel, « Entre Touareg et Aqmi, parfois des liens d'argent, mais pas de cause commune », AF (...)
  • 24 Boisbouvier Christophe, « Otages : business au Sahara », Jeune Afrique, 2/3/2009, http://www.jeunea(...)
  • 25 Châtelot Christophe, « Les Touareg de Kadhafi », Le Monde, 22/3/2011.
22Quant aux populations nomades de la région, Touaregs et Maures, elles semblent à la fois profiter dans quelques cas de la situation, mais être le plus souvent les dindons de la farce. Les revendications politiques deviennent inaudibles devant les problèmes à régler, les touristes et les ONG ont déserté les régions sahariennes à cause de l’insécurité persistante, rendant toute activité légale difficile, hormis ce qu’il reste de nomadisme pastoral. Les rébellions touarègues, qui ont inscrit dans les esprits l’image du rebelle en arme, ont suscité de nombreux clichés qui rendent facile la confusion avec AQMI23, ce que les populations locales refusent avec la dernière énergie, et les actions de développement se raréfient. Il ne reste finalement, au-delà de l’élevage, que les passages de drogue, les éventuelles reventes d’otages24, les petits commerces avec les groupes salafistes, les petits ou plus importants trafics de produits divers ou de cigarettes pour combler le manque d’activité dans une région de véritable sous-emploi. Très récemment, une nouvelle activité, le mercenariat de centaines de jeunes Touaregs partis en Libye défendre le régime de Kadhafi, a fait les choux gras de la presse25.
23Les Touaregs, qui ont toujours été dès 1963-64 confrontés à des stratégies qui les dépassaient dans des géopolitiques plus vastes, s’y trouvent maintenant véritablement englués, obérant pour un temps indéfini le règlement des problèmes de marginalisation et de développement qui se posaient et se posent toujours à leurs régions, au Mali comme au Niger. Au même titre que dans les années 1960, ils sont pris en étau dans des politiques qui ne sont pas leurs et qu’ils ne maîtrisent pas, rendant de plus en plus vaine toute expression politique ou armée. Loin d’être des conflits locaux, les rébellions et mouvements touaregs doivent être maintenant impérativement insérés dans les géostratégies africaines et mondiales.
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Bibliographie

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Boilley Pierre, 1993, « L’Organisation commune des régions sahariennes », in Bernus E.,Boilley P., Clauzel J., Triaud J.L. (dir.), Nomades et commandants. Administration coloniale et sociétés nomades dans l’ancienne AOF, Paris, Karthala, collection Hommes et sociétés, p. 215-241.
, 1999, Les Touaregs Kel AdaghDépendances et révoltes : du Soudan français au Mali contemporain, Paris, Karthala, coll. Hommes et sociétés, 644 p.
, 2005, « Un complot français au Sahara ? Politiques françaises et représentations maliennes… » in GEMDEV et Université du Mali, Mali-France. Regards sur une histoire partagée, Paris/Bamako, Karthala/Donniya, p. 163-182.
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Chaventré André, 1967, Antagonisme Noir-Blanc. La dissidence au Mali, Paris, Mémoire de l'École Pratique des Hautes Etudes, 82 p.
Claudot-Hawad Hélène (dir.), 1993, Le politique dans l'histoire touarègueLes cahiers de l'IREMAM, Aix-en-Provence, IREMAM-CNRS, 4, 153 p.
Dahmani Abdelaziz et Diallo Siradiou, 1982, « Commandos sur le Sahel », Jeune Afrique, n° 1118, 9 juin, p. 24.
Diarrah Cheikh Oumar, 1986, Le Mali de Modiba Keita, Paris, L'Harmattan, 190 p.
Gèze François et Mellah Salima, 2007, « “Al-Qaida au Maghreb”, ou la très étrange histoire du GSPC algérien », Algeria-Watch, 22 septembre, 72 p.
Keenan Jeremy, 2005, « Waging war on terror : The implications of America’s “New Imperialism” for Saharan peoples », The Journal of North African Studies, 10 : 3, p. 619-647.
DOI : 10.1080/13629380500336904
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Silberzahn Claude, 1995, Au cœur du secret, Paris, Fayard, 336 p.
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Notes

1 « Un groupe allié d'Al-Qaeda annonce changer de nom sur “ordre de Ben Laden” », AFP, 26/1/2007. Voir aussi http://www.algeria-watch.org/fr/article/mil/groupes_armes/touriste_morte.htm (consulté le 28/3/2011).
2 Seuls Jeune AfriqueParis Jour et les revues Marchés Tropicaux et Afrique contemporainepublièrent quelques brèves et le seul article d’importance sur le sujet fut édité par Le Monde, mais il ne s’agissait que du communiqué de victoire du Mali sur la rébellion. Anonyme, « Le gouvernement de Bamako annonce l’écrasement de la rébellion des Touareg par l’armée malienne », Le Monde, 16-17/8/1964, p. 4.
3 Rapport de la tournée effectuée du 4 au 10 juillet 1960 dans la subdivision de Kidal par Diallo Bakara, commandant du cercle de Gao. ANM, 1E24, Bamako, Fonds récents. Rapports 1960. Fédération du Mali, République soudanaise, Cercle de Gao.
4 Pour une description plus précise de la rébellion de 1963-64, voir Boilley (1999) ; Lecoq (2010).
5 Lettre ouverte par les chefs coutumiers, les notables et les commerçants de la Boucle du Niger (Tombouctou, Gao et Goundam), à sa majesté Monsieur le Président de la République Française, 30 juin 1958.
6 Témoignage de Fakando, chef des Ikazkazen, cité par Claudot-Hawad (1993, p. 80).
7 « Quand Zeyd est venu à Tamanrasset, il était avec Bogheilata, et avec une vingtaine de notables. Il a trouvé Elias ag Iyoub, qui était avec nous dans la ville, et qui l’a conduit auprès du chef de la sous-préfecture. Il a dit à ce dernier qu’il voulait aller à Alger pour rencontrer le président. Abdelaziz, le sous-préfet, lui a répondu que ce n’était pas le moment, mais Zeyd a rappelé les promesses qu’on lui avait faites, et a insisté. Devant sa détermination, Abdelaziz lui a procuré un véhicule pour monter à Alger, qu’il a pris sans même vouloir attendre l’avion. Mais il n’a pas pu voir le président. Il n’a même pas atteint Alger. Les Algériens, déjà sensibilisés par Soumaré, savaient que Zeyd devait venir. À son arrivée à Ouargla, ils l’ont arrêté, et l’ont amené du côté de Béchar, pour le rendre aux Maliens ». Entretien Ammera, Paris, 19 juin 1992.
8 « Zeydag Attaher et Bissada ag Rakad demandèrent audience au Colonel Nivaggioni qui commandait alors le sous-secteur et le cercle de Tamanrasset pour lui demander une aide française en armes et munitions afin de résister de façon efficace à la domination noire. Cette aide leur fût évidemment refusée, ce qui ne devait pas empêcher l’entrée en dissidence d’une partie des Iforas. » Chaventré (1967, p. 55).
9 Discours d’Ubari, 15/10/1980, Maghreb-Machrek, n° 91, janvier à mars, p. 81-82.
10 Annuaire de l’Afrique du Nord, 1980, Paris, Éditions du CNRS, p. 781.
11 Résolution sur le peuple touareg du Parlement européen, P.V. 78 11-PE 144.654 du 12/9/1990.
12 Communiqués AU 227/90 et AFR 43/02/90 du 1/6/1990, AFR 43/03/90 du 2/7/1990, et AU 335/90, AFR 37/03/90 du 15/8/1990.
13 Après une série de négociations dans cette ville, y fut signé l’accord dit de Tamanrasset, « Accord sur la cessation des hostilités, le gouvernement de la République du Mali d’une part et le Mouvement populaire de l’Azaouad et le Front islamique arabe d’autre part », 5/1/1991 (http://www.temoust.org/accords-6-01-91-o-communique-de,10613 au 26/4/2011).
14 Une délégation malienne rencontra le 29 et le 30 décembre 1991 à Alger les médiateurs algériens et en 1992 se déroulèrent à Alger les négociations proprement dites. Voir « Communiqué de presse adopté par la réunion tenue entre le Gouvernement du Mali et les Mouvements et Fronts Unifiés de l’Azawad à Alger du 22 au 24 janvier 1992 », et « Procès-verbal de la troisième rencontre d’Alger entre le Gouvernement de la République du Mali et les Mouvements et Fronts unifiés de l’Azawad (15-25 mars 1992), signé par Zahabi ould Sidi Mohamed (MFUA), Moussa Diabaté (Mali), Ahmed Ouyahia (Algérie) ». Archives personnelles.
15 « Algérie : sommet saharien sur le sort des Touaregs », Le Monde, 11/9/1990.
16 La Direction générale de la sécurité extérieure, les services secrets français.
17 Programme des Revendications du Mouvement des Nigériens pour la Justice,http://www.temoust.org/IMG/pdf/SyntheseduProgrammedesrevendicationsduMouvementdesNigerienspourlaJustice_MNJ_-1.pdf, au 21/4/2011.
18 Communiqué du gouvernement suite à la signature des accords d’Alger, 4 juillet 2006,http://www.koulouba.pr.ml/spip.php?article877 au 21/4/2011.
20 « Niger : la rébellion Touaregs dépose les armes », L’internationalmagazine.com (avec Reuters), publié le 19/08/2008 http://www.linternationalmagazine.com/article5139.html, au 21/4/2011.
21 « De la cocaïne acheminée du Venezuela en Afrique par avion cargo », AFP-Direct, 16/11/2009.
22 « AQMI, un problème régional », note collective n°4, Fondation Jean-Jaurès/Orion-Observatoire de la défense, 10/1/2011.
23 Moutot Michel, « Entre Touareg et Aqmi, parfois des liens d'argent, mais pas de cause commune », AFP, 18/9/2010.
24 Boisbouvier Christophe, « Otages : business au Sahara », Jeune Afrique, 2/3/2009,http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAJA2512p030-031.xml0/ au 24/4/2011; MoutotMichel, « Al-Qaïda recrute des preneurs d'otages », Agence France-Presse, Nouakchott, 10/6/2010, etc.
25 Châtelot Christophe, « Les Touareg de Kadhafi », Le Monde, 22/3/2011.
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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Boilley, « Géopolitique africaine et rébellions touarègues.
Approches locales, approches globales (1960-2011)
 », L’Année du Maghreb, VII | 2011, 151-162.

Référence électronique

Pierre Boilley, « Géopolitique africaine et rébellions touarègues.
Approches locales, approches globales (1960-2011)
 », L’Année du Maghreb [En ligne], VII | 2011, mis en ligne le 01 septembre 2011, consulté le 08 mai 2014. URL : http://anneemaghreb.revues.org/1182 ; DOI : 10.4000/anneemaghreb.1182
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Auteur

Pierre Boilley

Professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directeur du CEMAf.
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