jeudi 9 août 2012

Entretien avec Mehdi Taje, géopoliticien, spécialiste des méthodologies de la prospective «Il n’est plus possible de poser la problématique du Maghreb en l’isolant du flanc sud sahélien»


Entretien avec Mehdi Taje, géopoliticien, spécialiste des méthodologies de la prospective
«Il n’est plus possible de poser la problématique du Maghreb en l’isolant du flanc sud sahélien»

Mehdi Taje, diplômé de l’Université Paris V René-Descartes et du Collège de défense de l’OTAN à Rome, poursuit un doctorat à l’Université de Paris la Sorbonne sur «la géographie politique de l’espace sahélien : d’une analyse de la conflictualité à une recherche prospective».

Expert en géopolitique et en méthodologies de la prospective et de l’anticipation, il enseigne ces disciplines à l’Université Virtuelle de Tunis, à l’Institut de Défense nationale (IDN, Tunis), à l’Institut de développement des compétences des hauts fonctionnaires (ENA, Tunis) et à l’École supérieure des Forces de sécurité intérieure. Parallèlement, M. Taje a été jusqu’à mars 2012 et durant sept années expert auprès de l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES, Présidence de la République) et a représenté la Tunisie au sein du comité de pilotage du CEMRES (Centre euro-maghrébin de recherche et d’études stratégiques, Dialogue 5+5 au format défense). De janvier à juin 2010, Mehdi Taje a été chargé des questions africaines et sahéliennes à l’Irsem (Institut de recherche stratégique de l’École militaire de Paris). Il continue à y collaborer aujourd’hui en tant que chercheur associé. Il a également apporté son expertise auprès de grands groupes industriels français et tunisiens. M. Taje assure régulièrement des interviews audio et télévisuelle auprès de médias maghrébins et internationaux. Enfin, il est l’auteur d’une monographie sur la géopolitique du théâtre sahélien (NDC Occasional Paper, n°19, décembre 2006) et de nombreux articles balayant de larges champs géographiques (espace sahélien, Maghreb, Afrique, théâtre méditerranéen, terrorisme, prospective, etc.) au sein de revues françaises, tunisiennes, maghrébines et américaines.

Le Matin : Le 22 mars 2012, il y a donc moins de 5 mois, l’armée malienne, au travers d’un coup d’État, limogeait l’ancien président Amadou Toumani Touré. Depuis, c’est une crise politique, une crise humanitaire sans précédent qui prévaut dans un Mali désintégré. Vous travaillez sur cette région depuis plusieurs années. Quelle analyse faites-vous des enjeux de cette crise dans une région marquée par des flux de toute nature, religieux, financiers, démographiques, etc. ?
Mehdi Taje : Tout d’abord, je tiens à préciser que je m’exprime dans le cadre de cet article à titre de chercheur indépendant. L’espace sahélien, tourmenté, sous-administré et sous-défendu est travaillé depuis longtemps par des lignes de fractures et des facteurs de tension justifiant, à la faveur de l’incubateur libyen, l’explosion de la crise malienne, risquant par effet de contagion de déstabiliser toute la zone. En tant que géopoliticien, je crois énormément à la rémanence historique, c’est-à-dire à la nécessité d’inscrire les événements sur le temps long de l’histoire afin de ne pas se laisser abuser par le poids du présent, du sensationnel et de la géopolitique spectacle, trop souvent véhiculée par certains médias. En ce sens, relativement aux événements secouant le Sahel et notamment la crise malienne, il convient de prendre de la hauteur. En tenant compte de cette idée, l’espace sahélien, véritable polygone de crises, générateur de conflits ulcéreux, est travaillé par des lignes de fractures inscrites dans le temps long de l’histoire et qui continuent à produire leurs effets, et par des éléments plus récents se surajoutant et amplifiant la vulnérabilité de ce champ. Nous pouvons citer ainsi la géographie même de cet espace, dite désertique, favorisant une remise en question des frontières établies par les États, l’étatisation post-coloniale de l’espace ayant bouleversé les frontières ethniques et les modes de vie traditionnels, notamment la libre mobilité des hommes et des biens, caravanes, commerce, transhumance et nomadisme. C’est ce télescopage entre l’autorité étatique et l’autorité traditionnelle des populations nomades touaregs, Toubous au Tchad, etc., qui participe à l’explication du système de conflit que constitue la crise malienne.
Deuxième facteur central, de nombreux conflits sahéliens trouvent leur origine dans la fracture Afrique blanche-Afrique noire matérialisée par la traite d’abord islamo-arabe puis européo-coloniale, souvent renforcée par l’instrumentalisation, voire la complicité, de populations noires (ethnies différentes et rivales). Lors de la décolonisation, de nombreux États regroupant administrativement des populations caractérisées par de lourds contentieux historiques, notamment les ethnies victimes de la traite, doivent assurer la cohabitation de tribus ayant participé activement au sein de l’ancien appareil négrier. Second aspect de cette ligne de contact, la plupart des États situés entre les latitudes 10° Nord et 20° Nord sont caractérisés, dans leur architecture interne, par une fracture Nord-Sud qui traduit in fine, une opposition avant tout ethnique entre populations blanches, souvent arabisées, et populations noires.
Ainsi, au Mali, l’opposition fondamentale est celle des Blancs, Maures et Touaregs et des ethnies africaines noires. La rébellion est nordiste et touareg. Cette fracture raciale Nord-Sud, ancrée dans l’histoire et à la base d’une profonde conscience ethnico-tribale, paraît difficilement conciliable avec le concept d’État-nation hérité de la décolonisation et du monde occidental. Les implications philosophiques de cette question sont lourdes de conséquences.
Comment, en effet, envisager que les Touaregs, anciens dominants à l’égard des ethnies du Sud, puissent accepter la domination de ces mêmes ethnies, consacrée par le colonisateur et l’État malien suite à la décolonisation ? De véritables murs d’incompréhension, voire de haine, se sont progressivement érigés, paralysant toute initiative de construction d’un véritable sentiment national, indispensable à l’émergence d’un État-nation. Tant que cette problématique ne sera pas surmontée et posée de manière claire, sans dérobade, il n’y aura aucune solution durable à la crise malienne. Nous pouvons citer d’autres facteurs s’inscrivant dans le temps long de l’histoire : l’opposition centre-périphérie, la fracture religieuse sacralisant les antagonismes ethniques, tout en étant rarement à la base de la conflictualité sahélienne, l’impact du colonialisme qui sut jouer habilement des rivalités des différents acteurs en s’opposant à la poussée musulmane dominatrice et esclavagiste venant du nord par un soutien tactique aux populations noires les plus vulnérables. La colonisation n’a fait qu’instrumentaliser les rivalités entre les différentes ethnies et les peurs des plus vulnérables qui cherchaient à échapper à la pratique de la traite musulmane et aux razzias, afin d’ancrer et de consolider son emprise. C’est ainsi que lors de la décolonisation, les antagonismes, les rivalités et les haines «en sommeil» émergèrent à nouveau, plongeant le théâtre sahélien dans le chaos des guerres civiles ou des conflits dits internes.
Comme évoqué précédemment, à ces facteurs historiques se juxtaposent de nouveaux facteurs fortement déstabilisateurs : la profonde défaillance politique et économique des États sahéliens, incapables d’assumer les attributs de leur souveraineté sur l’ensemble de leur territoire et de s’ancrer à la modernité, les sécheresses et famines amenées à s’amplifier compte tenu des effets attendus du réchauffement climatique, la pauvreté, la précarité économique et sociale et le manque de perspectives d’avenir pour toute une jeunesse désœuvrée, l’explosion démographique, la montée en puissance des trafics en tous genres et notamment du trafic de drogue en provenance d’Amérique Latine, le terrorisme incarné essentiellement par AQMI, les rivalités et tensions entre États sahéliens, les ingérences des puissances extérieures instrumentalisant divers facteurs de tensions afin de mieux contrôler les richesses avérées et potentielles (Pétrole, gaz, uranium, fer, or, cuivre, étain, etc.), les effets induis de la guerre en Libye, etc. En effet, la déstabilisation de la Libye, suite à l’intervention de l’OTAN, a libéré des forces (dissémination d’armes sophistiquées, retour massif de réfugiés sahéliens et de Touaregs armés incorporés à l’armée de Kadhafi), aboutissant au réveil de la rébellion touareg au Mali, matérialisée par l’attaque le 17 janvier 2012 par le MNLA de nombreuses localités et garnisons militaires du nord Mali. La suite, nous la connaissons ! En reprenant l’interjection du Sphinx à Œdipe : «Comprends ou tu es dévoré».

Mali, Niger, Burkina Faso, Algérie, Mauritanie... Quels sont les pays touchés par cette crise ?

Aujourd’hui, le Sahel, fortement tourmenté, est caractérisé par le développement de logiques de chaos : des espaces d’anomies émergent, risquant d’engendrer une déstabilisation durable de ce que j’appelle l’océan sahélien (mer de sable), mais aussi, par effet induit, du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest, d’où l’empressement manifesté par la CEDEAO de se saisir de la crise malienne. Néanmoins, cette crise, comme évoquée précédemment, est complexe, à l’image d’une équation mathématique à plusieurs inconnues. Encore faut-il donc en saisir tous les aspects et ne pas se laisser abuser par le jeu des uns et des autres. Afin d’aboutir à une solution durable, encore faut-il poser le bon diagnostic ! Il me paraît important d’insister sur un point : l’éclatement d’un foyer d’instabilité au Sahel menace la stabilité et la sécurité des pays du Maghreb sur le long terme. Ces deux théâtres forment des espaces conjugués avec des développements coordonnés inhérents à leur histoire et à leur géographie communes, caractérisés par de fortes interdépendances et aux destins intimement liés. Les liens de causalité sont forts, aboutissant, selon le concept de liaison des effets de Castex, à l’émergence d’une entité géopolitique que nous pourrions qualifier d’entité maghrébo-sahélienne qui correspond au concept d’océan sahélien. Il n’est plus possible de poser la problématique du Maghreb en l’isolant du flanc sud sahélien. Une concertation permanente s’impose entre les pays du Maghreb sur le présent et l’avenir de la scène sahélienne. Malheureusement, nous en sommes loin !

L’Algérie qui a toujours suivi le dossier de cette crise, on se souvient des accords entre Alger et Bamako passés en 2006, détient-elle une partie de la solution ? Quelle est sa position par rapport à une indépendance de l’Azawad ?

Vous avez parfaitement raison pour les accords d’Alger de 2006, mais également relativement à la médiation intervenue afin de permettre la signature du pacte national du 11 avril 1992. Ces accords, ne se saisissant pas des problèmes de fond, n’ont fait que geler temporairement les antagonismes. La suite nous la connaissons. Relativement au rôle de l’Algérie, la situation est extrêmement complexe et il convient d’être prudent et de garder à l’esprit que la zone sahélienne fixe des intérêts particuliers et multiples par elle-même, mais elle ne se suffit pas à elle-même.

À l’égard de cet espace, l’Algérie, le Maroc et antérieurement la Libye développent des dispositifs diplomatiques, militaires et secrets obéissant à des calculs d’hégémonie et de neutralisation de l’autre. Les rivalités sont vives, l’enjeu étant de s’assurer le leadership sur un Sahel tourmenté et vulnérable, mais offrant de multiples opportunités. Néanmoins, Alger, compte tenu de son histoire, de la présence de Touaregs sur son territoire et de ses ambitions à l’égard de son flanc sud sahélien, développe depuis de longues années une stratégie complexe qui se distingue. Là encore, en tant que chercheur, je me dois d’être prudent et je ne pose que des hypothèses de travail pouvant contribuer à livrer des clefs d’intelligibilité. Sans nier, et j’insiste sur ce point, l’existence d’un noyau dur d’islamistes radicaux vecteurs d’un message politico-religieux et ayant recours au terrorisme et à la violence armée, une deuxième clef d’analyse permet de mieux cerner la complexité et la portée d’AQMI au Maghreb et au Sahel. À l’intérieur de l’État algérien se situent des centres de décision et d’action aux stratégies divergentes. Leur existence s’explique par une lutte interne pour le pouvoir et le contrôle des richesses nationales.
Dans le cadre de cette lutte, des hommes pivots du mouvement armé du GSPC, devenu AQMI, seraient aux ordres d’un clan disposant de puissants relais au sein des services algériens. L’ampleur des actions entreprises, aussi extrêmes soient-elles, ne serait ni plus ni moins que des messages adressés aux clans adverses.
En ce sens, il convient d’opérer une distinction fondamentale entre commanditaires avisés, cyniques, poursuivant des objectifs stratégiques ou personnels et les exécutants instrumentalisés, simples pions sur un échiquier, mais fondamentalement imprégnés par la noblesse de leur cause.

Ainsi, dans le cadre d’une stratégie de sous-traitance, AQMI serait-elle un instrument d’influence entre les mains de clans algériens générant une rente stratégique monnayable auprès des Occidentaux. Toutefois, les opérations d’AQMI n’obéissent pas toujours aux commanditaires, eux-mêmes en rivalité : il arrive que des opérations, notamment au Sahel, échappent à leur contrôle, reflétant une volonté d’autonomisation des monstres à l’égard de leurs maîtres, se retournant ainsi contre l’Algérie elle-même et la région tout entière. C’est une piste permettant de mieux comprendre AQMI, ainsi que la multiplication de groupes terroristes dans le nord du Mali, tels que le MUJAO, etc. Alger a utilisé les forces et les faiblesses du Mali à son avantage. Certaines forces proches du pouvoir ont instrumentalisé AQMI et d’autres groupes, à des fins strictement algériennes, au détriment de la région. Lorsque d’autres factions algériennes rivales sont victimes de ces initiatives, elles renforcent le gouvernement malien. Encore une fois, le jeu algérien est complexe.
Certes, l’Algérie a envoyé des instructeurs dans le nord du Mali et participé à l’équipement de l’armée malienne afin de lutter contre AQMI. Certes, Alger a piloté de nombreuses réunions à l’échelle régionale et internationale tout en créant en avril 2010 le CEMOC (Comité d’état-major opérationnel conjoint) visant à coordonner les efforts des pays du champ (Algérie, Mauritanie, Mali et Niger) dans la lutte contre le terrorisme. Cependant, ce CEMOC semble centré sur les intérêts algériens, trois pays du Maghreb (Maroc, Tunisie et Libye) étant toujours exclus de cette structure, ce qui témoigne de la persistance de démarches désarticulées, souvent déterminées par la sourde défiance qui divise les riverains de l’océan sahélien, alors que la menace dicte une action systématiquement concertée et non exclusive en mesure d’identifier des intérêts convergents vertueux. En dépit de la dernière réunion des ministres des Affaires étrangères des pays du champ tenue le 6 août 2012 à Niamey, face à la minute de vérité, le CEMOC s’est avéré totalement inefficace, marquant l’engagement erroné sur le plan stratégique de l’Algérie.
Pour revenir sur l’Azawad, notion qui n’existe pas sur le plan historique, Alger n’a aucun intérêt à un État touareg indépendant, compte tenu du risque de contagion à l’égard de sa communauté touareg, du risque de balkanisation de son flanc sud sahélien et de la forte probabilité que ce nouvel État soit totalement sous l’emprise des puissances occidentales. Cet état de fait sert la cause marocaine, la crise malienne et les menaces de balkanisation dans la région provoquant une prise de conscience générale quant au danger de multiplier des États fantoches, nécessairement faibles, dans l’espace saharien. Le détricotage de la région ne serait profitable à personne sur le long terme. Il est vraisemblable que les puissances occidentales accorderont au Maroc et à la Libye, le cas échéant, un soutien ferme dans le but d’éviter les risques de chaos ou de somalisation. Néanmoins, il ne s’agit pas d’accabler l’Algérie, car d’autres facteurs et acteurs entrent en considération relativement à AQMI et à la crise secouant le nord du Mali.

Pourriez-vous alors préciser votre pensée relativement à AQMI et la montée de l’islamisme radical dans le nord du Mali ?

Là encore, les choses sont complexes et il convient d’être prudent. Néanmoins, sans nier l’existence d’activités criminelles et d’enlèvements périodiques, il semble opportun de relativiser l’importance d’AQMI, ce «rejeton d’Al-Qaida» qui existe davantage dans l’esprit de certains acteurs, cherchant plus à en tirer profit qu’à l’éradiquer. Une réelle contestation politique islamiste peut dégénérer en violence islamiste du fait de l’accumulation et du pourrissement de frustrations de nature politique et économique (concept de sociétés bloquées). Mais, derrière, peuvent se cacher toutes les manipulations possibles. Pour les criminels parcourant l’océan sahélien, se revendiquer d’Al-Qaida, c’est se donner une dimension et une envergure mondiales permettant de faire monter les enchères lors d’enlèvements ou de toute autre activité criminelle. De fait, la menace salafiste, réelle, car porteuse d’un message politico-religieux, est «mise à la sauce» de toutes les problématiques locales : trafics en tous genres, recherche de rentes, rivalités politiques (Algérie-Libye, Algérie-Maroc, Algérie-Mali, Mauritanie-Mali, Mali-Niger, etc.), conflits d’intérêts entre nomades et sédentaires (Arabes et Touaregs, Maures et Noirs, etc.), poids relatif de l’armée et des services de sécurité au sein des différents pays, appétits des grandes multinationales internationales, etc. Elle ne constitue en tant qu’entité politico-religieuse qu’un irritant aggravant les facteurs géopolitiques et géoéconomiques déstabilisant l’espace sahélien.
Ce que l’on désigne sous le nom d’AQMI ou d’autres noms n’est qu’un conglomérat mafieux pas très homogène composé de bandes aux intérêts disparates, souvent rivales, parfois unies quand elles sont collectivement menacées. Comme le souligne Alain Chouet : «On y trouve trois ou quatre composantes algériennes, deux ou trois composantes touaregs, quelques éléments maliens et mauritaniens. Tout ce petit monde vit essentiellement de trafics et de rapines, sans projet politique ni stratégique au-delà d’un discours convenu pour se légitimer. La débâcle libyenne a été évidemment une aubaine pour certains de ces groupes qui ont récupéré des armes bonnes à vendre sur le marché international ainsi que des “otages” ou des “protégés” de l’ancien régime libyen qui sont également monnayables».
Dans ce cadre, AQMI semble être l’arbre qui cache la forêt, le terrorisme amplifié voilant les véritables enjeux et menaces. Qu’ils s’appellent AQMI, MUJAO, Ançar Eddine ou autre, il s’agit principalement d’acteurs cherchant à tirer profit du désordre sahélien. Ces réseaux mafieux locaux, tel un nodule, se greffent sur un corps malade en se donnant une rhétorique «al-qaidiste» afin de brouiller les cartes d’intelligibilité. Les trafics sont nombreux : armes, véhicules, cigarettes, êtres humains, médicaments, pétrole, avec une fulgurante montée en puissance du trafic de drogue (cocaïne depuis l’Ouest et héroïne de l’Est, érigeant la ceinture sahélienne en véritable «hub du narcotrafic»), etc. Ces trafics ont toujours existé et existeront toujours. Ils ne constituent qu’un élément supplémentaire de déstabilisation sur l’échiquier sahélien.

Au-delà des différents trafics, il y a la destruction du patrimoine culturel et cultuel, le chaos qui accompagne ces opérations et l’exil des populations. Comment analysez-vous cette radicalité ?

Relativement à la poussée de l’islam radical au Sahel et plus précisément dans le nord du Mali, je ne peux que condamner les actes atroces perpétrés au nom de l’application de la Charia par Ançar Eddine et le Mujao, actes terrorisant des populations et menaçant un patrimoine fabuleux inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. Néanmoins, là encore, les choses sont complexes et il convient de prendre de la hauteur et de ne pas céder à l’émotionnel. En réalité, ces poussées d’un islam radical s’inscrivent dans le temps long et ont jalonné au cours des siècles l’histoire de la bande sahélienne. Périodiquement, lorsque les musulmans orthodoxes jugeaient que l’islam pratiqué par les populations islamisées n’était pas convenable, voire déviant (car imprégné de rites d’origine animiste faisant toute l’originalité ou la spécificité de l’islam des confréries soufies ancré dans ces régions), ils lançaient le jihad. Par exemple, pour les Almoravides au XIe siècle, derrière le paravent de l’islam et du djihad, il s’agissait en réalité de prendre le contrôle des villes et des routes de l’or, puis des richesses de l’empire du Ghana. Comme le souligne Bernard Nantet, «depuis une dizaine de siècles, le thème de la guerre sainte a porté nombre de meneurs à lever des troupes de nomades, de laissés-pour-compte ou de cadets en rupture dans le but de faire la guerre aux mauvais croyants, sinon aux non-croyants, autrement dit aux animistes et aux païens. Le moteur de ces poussées guerrières sous le voile de la religiosité fut toujours le contrôle du commerce transsaharien». Il en est de même aujourd’hui, les mouvements se revendiquant de l’islamisme aspirant principalement à contrôler les routes et l’ensemble des trafics prospérant grâce au chaos malien. Leurs mobiles profonds ne sont donc guère différents de ceux qui animaient leurs prédécesseurs sous couvert de religion. Par ailleurs, les atrocités commises le sont souvent, non pas par les chefs de ces groupes ou sur leur ordre direct, mais par des jeunes désœuvrés basculant dans la criminalité et profitant du chaos afin de faire régner leur propre loi sur une population terrorisée. Enfin, des garde-fous ancrés dans le temps long de l’histoire existent, l’Islam africain sécrétant ses propres antidotes contre l’extrémisme. J’aurais tendance à dire : l’Afrique subsaharienne a le don de digérer les idéologues, surtout lorsqu’ils s’avisent de vouloir jouer les maîtres à penser et à agir !
N’oublions pas également deux facteurs majeurs éclipsés par la focalisation de la grande majorité des médias sur le terrorisme et l’islamisme radical : L’arc sahélien, zone de vulnérabilités et sous-défendue, attire toutes les convoitises du fait des richesses de son sous-sol et des futurs projets de désenclavement des ressources énergétiques (TGSP, etc.). Dans ce cas de figure, il s’agit de cartels, des grandes Majors et nous basculons dans les intérêts stratégiques et les identités multiples. Ces acteurs sont en mesure et disposent des moyens de corrompre, créer des leurres, posséder une armée privée, armer des rébellions et des dissidences, etc. Leur capacité d’action est extrêmement puissante et significative. Par ailleurs, des États les soutiennent : ainsi, la menace terroriste est amplifiée, voire nourrie, afin de permettre à des États en rivalité pour la prise de contrôle des richesses, de se positionner économiquement et militairement au sein de ce couloir stratégique reliant l’océan Atlantique à la mer Rouge et offrant la possibilité de peser, en tant que passerelle, sur les équilibres géopolitiques et énergétiques du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest. L’activisme soudain des puissances occidentales appelant à une intervention étrangère au Mali, la France en pointe, interpelle à plus d’un titre !

Des acteurs divers sont attirés par cet espace de fragilités et s’allient avec des forces locales afin de tirer bénéfice du désordre : c’est ce que l’on peut qualifier de criminalisation des acteurs économiques : c’est la criminalisation financière ou crime organisé. Le danger réel risquant d’impacter durablement les équilibres des sociétés sahéliennes est la prise de contrôle du pouvoir par des acteurs criminels vivant de rentes criminelles. Ainsi se produit le basculement d’une criminalisation économique vers une criminalisation politique. La crise malienne, notamment le coup d’État du 22 mars 2012 et la crise institutionnelle qui perdure depuis, a révélé à quel point la menace du crime organisé était invasive et bien plus sournoise et déstabilisatrice que quelques centaines de criminels se revendiquant de l’islamisme radical et disséminés sur une superficie équivalente à celle de l’Union européenne. À mon sens, il convient de ne pas se focaliser sur un ennemi de confort et réfléchir à mettre en place des stratégies de contre-ingérence et de lutte contre cet ennemi intérieur gangrénant les États sahéliens de l’intérieur et prospérant à la faveur de la dérégulation et de la précarité stratégique de cet espace, de la faillite des États, de l’explosion démographique, de la pauvreté, etc. Là sont l’urgence et l’enjeu d’avenir pour la région et le Maghreb !

Le principe de l’intangibilité des frontières n’éclate-t-il pas sous la pression des peuples écartelés ? Qu’en sera-t-il demain ? Les Touaregs ne voudront-ils pas réunir les morceaux éclatés et créer sous une seule bannière le pays des Touaregs ?

L’exemple malien prouve que la balkanisation supplémentaire du Sahel est catastrophique si l’on tient compte de l’histoire ancienne, de la colonisation et de la décolonisation. Walvis Bay en Namibie (rétrocédée à la Namibie le 28 février 1994), l’Érythrée (27 avril 1993), le Soudan du Sud (9 juillet 2011) et maintenant l’Azawad posent clairement la problématique du principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation. À mon sens, il est temps que ce principe soit réexaminé et que la réponse fondamentale soit méditée, la restauration des nations historiques devant prévaloir sur les entités coloniales artificiellement dressées par les métropoles européennes dans l’intérêt de leurs calculs impériaux. L’Afrique doit se réapproprier sa propre destinée. Il est temps de tourner la page coloniale et d’aller vers la régionalisation et la constitution de grands ensembles homogènes sur la base des grandes nations historiques ayant précédé l’agression et le charcutage colonial. Sans innover, sans s’interroger sur de nouvelles formes de territorialité transcendant les lignes de fracture et les clivages du passé, le problème touareg et d’autres ne seront jamais surmontés sur le long terme.

On parle d’une intervention militaire sous l’égide de la CEDEAO. Quels sont les risques d’une telle intervention au nord du Mali ?

Comme je l’ai évoqué précédemment, de nombreuses puissances poussent à une intervention militaire de la CEDEAO afin de sécuriser la transition au sud Mali et préparer la reconquête du Nord en appuyant une armée malienne restructurée. Sans entrer dans les détails, cette option me semble risquée, car présentant bien plus d’effets dommageables que de bénéfices. En effet, de nombreuses interrogations demeurent à ce jour sans réponses convaincantes : quel serait le mandat de cette force ? quel format ? qui est clairement l’ennemi ? Est-elle adaptée à la guerre en milieu désertique face à des groupes lourdement armés et aguerris ? Comment faire face au sein de la CEDEAO aux objectifs de certains États à vocation hégémonique poursuivant leur propre agenda ? Ne risque-t-on pas d’offrir l’occasion tant attendue par certaines puissances occidentales qui, sous couvert de lutte contre le terrorisme, se positionneront militairement au sein de cet espace hautement stratégique ? Afghanistan, Irak, Kosovo, toutes ces opérations n’ont-elles pas montré leurs limites et effets pervers ? À mon sens, une intervention militaire mal menée prolongerait le drame indéfiniment, attiserait les rivalités inter et intra étatiques, risquant de déboucher sur des affrontements entre les différentes communautés peuplant le nord du Mali (les Touaregs étant minoritaires et non homogènes) et d’embraser tout l’espace sahélien.
En ce sens, je privilégierais une solution sahélienne, et là, le concept d’océan sahélien prend tout son sens. Il convient de partir du principe qu’aucune solution durable ne prévaudra si les riverains de l’océan sahélien sont en conflit entre eux. Sur cette base, le bassin sahélien doit être, en dépit des initiatives déployées par la CEDEAO, l’objet d’un intérêt direct de l’ensemble des riverains de cette mer de sable : il s’agit de mettre en avant un consensus régional favorisant le règlement des différends entre Sahéliens.
Dans ce cadre, l’organisation urgente d’une conférence régionale regroupant sans exception l’ensemble des riverains de l’océan sahélien (5 pays du Maghreb, Mali, Niger, Tchad, Burkina Faso et Sénégal) et associant les Touaregs tout en excluant les puissances occidentales doit permettre de privilégier la négociation sur de bonnes bases et l’émergence d’une solution politique. Si une intervention militaire devenait néanmoins inéluctable, elle devrait se faire dans le cadre des pays riverains.
La sécurité de cet océan sahélien ne saurait, comme en mer, relever que d’un effort concerté des riverains, notamment dans l’échange de renseignements, et d’une perception commune des menaces afin de dissiper des stratégies qui, pour le moment, ne convergent pas. Bien au contraire, elles se croisent, voire se neutralisent, au nom de calculs étroits. Idem relativement au développement des pays du Sahel, car sans développement, aucune paix durable n’est envisageable. Ultérieurement, à l’image du Dialogue 5+5 au format défense établi en Méditerranée occidentale, et compte tenu de la montée en puissance des menaces soulignant l’interdépendance accrue entre le Maghreb et le Sahel, il s’agira d’œuvrer à la mise en place d’un 5+5 sahélien intégrant les cinq pays du Maghreb et le Mali, le Niger, le Tchad, le Burkina Faso et le Sénégal. Un continuum sécuritaire serait ainsi établi entre les deux espaces en miroir que sont la Méditerranée occidentale et l’océan sahélien. Dans l’absolu, si cette vision et structure existait déjà, nous n’en serions pas là actuellement !

Quelles conséquences pourrait avoir cette crise du Mali sur la dynamique maghrébine ? Un mot sur le prochain sommet maghrébin qui devrait se tenir à Tunis en octobre prochain ?
Il est clair que la crise malienne, par ses effets induits, exacerbe les rivalités et les tensions entre les pays du Maghreb et pèse négativement sur la dyna mique maghrébine. Les initiatives et positions divergentes des uns et des autres aggravent l’image d’un Maghreb désuni et indifférent à ses obligations stratégiques. L’édification du Grand Maghreb s’impose comme une nécessité dans le contexte de la mondialisation et de la multiplication des initiatives d’intégration régionales dans le monde. La réalisation du Grand Maghreb élèverait le poids stratégique de la région tout en entraînant des bénéfices économiques directs et un taux de croissance supérieur de 1 à 2 points par an.
Relativement au prochain sommet maghrébin, il me semble sérieusement compromis du fait de la persistance de la rigidité algérienne et de l’accumulation d’une série de maladresses politiques et diplomatiques de la part des initiateurs.

Aucun commentaire: