jeudi 10 mai 2012


Anouck Genthon : « Les évènements au Mali vont devenir une source d’inspiration pour la musique ishumar »

Tamoudre.fr
Au moment d’envoyer son manuscrit à l’éditeur, l’ethnomusicologue Anouck Genthon ne se doutait probablement pas que son livre bénéficierait d’une actualité aussi brûlante … Avec Musique touarègue, elle donne en effet quelques unes des clés des révolutions en cours au cœur du Sahara.Sa description de la transformation passée des valeurs identitaires et sociales des hommes en bleu permet de mieux comprendre leur présent et d’esquisser l’avenir. Nous l’avons en particulier interrogée sur cette musique nouvelle et électrique qui semble être la bande son de bien des conflits : la musique ishumar, un temps incarnée par Tinariwen et aujourd’hui revendiquée par des dizaines de formations de talent … 

Comment est née la musique ishumar?

Anouck Genthon : 
La musique ishumar a pris naissance au sein d’un contexte politique et historique fortement mouvementé. Pour permettre une meilleure compréhension de ses origines, il faut remonter à l’année 1960, date de la décolonisation française qui marqua l’avènement de nouvelles entités politiques appelées les « Etats-nations » et l’établissement de nouvelles frontières étatiques dans la zone Sahélo-Saharienne de l’Afrique de l’Ouest située entre le Mali, le Niger, l’Algérie, la Libye et le Burkina Faso.
La communauté touarègue, occupant les zones désertiques situées aux confins de ces nouvelles territorialités, est tenue à l’écart des investissements économiques et des responsabilités politiques et fait progressivement l’objet d’une stigmatisation. Ajouté à cet état de tension, deux terribles sécheresses s’abattent sur le Sahara, de 1973 à 1974 et de 1984 à 1986. Engendrant une famine généralisée, elles conduisent à un exode massif des Touaregs vers l’Algérie et la Libye. Cet exil provoque une déstructuration totale de l’ancienne société touarègue qui reposait jusqu’alors sur un principe hiérarchique et aristocratique. Il bouleverse et transforme les codes de conduites sociales en générant de nouvelles approches identitaires. Une nouvelle communauté se forme et se démarque de l’ancienne structure sociale touarègue sans pour autant s’exclure de celle-ci. Les auteurs de ce changement sont les ishumar. Dérivé du français chômeur et berbérisé dans la langue tamajaq en « ashamur » (masc.sg), « tashamurt » (fém.sg), « ishumar » (masc.pluriel), « ishumar » désigne les exilés – essentiellement de jeunes hommes – victimes de la répression des Etats-nations malien et nigérien et des sécheresses consécutives, qui ont fui leurs pays d’origine vers l’Algérie et la Libye devenues terres d’accueil des réfugiés.
Depuis son introduction dans la sphère linguistique touarègue dans les années 1970 jusqu’à nos jours, ce terme s’est progressivement transformé à l’image des mutations subies par sa société d’appartenance. Durant les années 1970, « ishumar » désigne les jeunes hommes partageant l’expérience de l’exil et vivant dans des contextes urbains isolés de leur milieu d’origine sans être pour autant intégrés dans leurs pays d’accueil. Ce terme symbolise alors tant l’errance intérieure du déraciné que la mobilité transrégionale dans laquelle prend corps le trafic contrebandier nommé « afrod » (néologisme dérivé de « fraude » et « off road »). Il s’agit alors de nouveaux nomades modernes qui mettent en place leurs propres stratégies de survie en créant tout un réseau d’activités illégales au sein de cet espace transfrontalier. Trois attributs caractérisent ce nouveau mode de vie moderne : la 4×4, le port particulier du voile (tagalmust) et la guitare. Dès la fin des années 1970, ce terme ne renvoie plus uniquement à l’errance mais prend une connotation politique. L’ashamur devient un jeune homme engagé politiquement, acteur de l’élaboration politique et militaire de la rébellion qui s’organise avec le soutien de la Libye contre les Etats-nations malien et nigérien.

Quel rôle à joué la musique dans cette évolution ?

Anouck Genthon : 
Ce changement sémantique s’accompagne et se forge justement grâce à l’apport de la musique. Les ishumar vont développer une forme musicale particulière qui répond aux besoins politiques et identitaires de la communauté ishumar en devenant la voix par laquelle elle exprime son identité, sa frustration, son engagement, ses peurs et ses espoirs. L’émergence de ce nouveau genre musical est due à l’apport de deux jeunes ishumar maliens, Ibrahim Ag Al Alhabib « Abraybone » et Intiyeden Ag Ablal, qui se lancent dans l’apprentissage de la guitare en formant un collectif appelé Tinariwen. Leurs premières performances en Libye en 1978 marquent le début d’une révolution expressive symbolisant l’humanité déchirée mais combative des ishumar. Cette musique guitaristique revitalise le répertoire « traditionnel » rythmique et vocal du tendé (tambour sur mortier) en créant dans un contexte urbain de nouvelles formes de poésies chantées. Les textes sont des outils de sensibilisation et de mobilisation jouant un rôle de médiation directe entre les combattants ishumar et la communauté touarègue. Cette musique rassemble et fédère autour d’elle la communauté touarègue en devenant l’emblème sonore de la résistance qui s’organise tous azimuts. C’est une musique clandestine qui se passe de mains en mains par le biais de cassettes audio et s’écoute lors des ∂zz∂huten, réunions musicales qui se pratiquaient entre amis dans un cadre familial ou entre combattants au sein du maquis.
Comment a-t-elle gagné une dimension internationale ?
Anouck Genthon : À l’issue des accords de paix, cette musique va prendre la voie de la commercialisation en intégrant les processus et les réseaux marchands de la World Music sur la scène internationale. Elle devint alors représentative de la société touarègue urbaine, en sortant de son contexte de création informel et clandestin pour être performée sur scène dans le cadre de la réconciliation nationale. Il s’agit donc d’un second niveau de représentativité, cette musique n’étant plus l’expression de la résistance mais celle de l’être touareg moderne devenu artiste. Du fait de l’émergence de ce nouveau statut social d’artiste musicien professionnel, les différents niveaux de représentativité de la musique touarègue vont se multiplier suivant les aspirations et les intentions de ceux qui la produisent. Si ces nouvelles orientations musicales sont pour le moins divergentes, elles se rassemblent sur un point : leur désengagement vis-à-vis des faits politiques survenus au cours de ces dernières années. Au-delà de l’apport sémantique lié au cadre politique, il s’agit pour ces musiciens d’instaurer de nouveaux moyens expressifs axés sur de nouvelles formes de pensée, de pratique et d’écoute musicale. Aujourd’hui, les musiciens actuels nigériens cherchent à faire valoir leurs démarches stylistiques singulières en engageant la musique touarègue sur de nouvelles voies esthétiques selon deux directions opposées. La première approche, soutenue par des musiciens comme Kudede ou Arudeyni Ismaguil, propose d’élargir le champ esthétique de la musique tout en renforçant la valeur intrinsèque de celle-ci. Autrement dit, ces deux musiciens mettent en place dans le cadre de leurs compositions des procédés musicaux qui doivent aller dans le sens de la culture en valorisant les principes qui la sous-tendent. Or à l’inverse, la jeune génération, dont les musiciens Bombino et Mdou sont les précurseurs, souhaite se départir de l’approche culturelle de la musique en tendant vers un nouveau mode d’expression libéré de toutes contraintes d’ordre culturel.

Comment se positionne la musique actuelle ishumar par rapport à la musique plus « traditionnelle »?

Anouck Genthon : 
Avant de répondre à cette question, je voudrais revenir sur le terme « traditionnel » que j’emploi de manière malaisée faute d’avoir réussi à trouver un terme plus adéquat pour traduire ma pensée. Pour moi, ce signifiant ne renvoie pas à une perception figée et immuable de la musique dans la mesure où elle se nourrit continuellement de l’apport personnel des différents agents humains qui la produisent. En somme, la tradition s’invente chaque jour et, loin d’être synonyme de conservation, c’est une rétrospection qui engage les musiciens à se réinterroger, en remodelant et en revisitant sans cesse ce répertoire dit « traditionnel ».
Lorsqu’on parle de musique « traditionnelle » touarègue, on fait référence à un mode de pensée musical et poétique qui, suivant les zones géographiques, réunit soit des poètes-chanteurs (un chanteur et son soutien) et une joueuse d’anzad (vièle monocorde), soit une joueuse de tendé, une soliste et un chœur de femmes (ou mixtes). Si on prend le cas de la poésie chantée associée à l’anzad, il s’agit d’une poésie récitée ou chantée sur des airs, accompagnés et soutenus dans le cas du chant par l’anzad. La joueuse joue une ligne mélodique de façon continue très proche de celle des chanteurs qui créé un effet d’hétérophonie où toutes les voix suivent le même profil mélodico-rythmique sans qu’il en résulte un effet d’homophonie, car chacune d’elles développe un jeu d’ornementation et de variation différent, où les sons se chevauchent et s’entremêlent.
Dans mon travail, j’ai cherché à analyser la nature des liens qui relient les musiciens actuels aux musiciens « traditionnels » en confrontant les principes et les procédés compositionnels qu’ils utilisent respectivement dans leurs musiques. Or, la relation que les guitaristes entretiennent avec les musiciens « traditionnels » se caractérise tant par une opposition que par un rapport bien plus complexe qui donne lieu à de nombreuses interconnexions entre ces deux univers musicaux. A titre d’exemples, les guitaristes et les poètes sont en désaccord sur un certain nombre de points concernant tant les normes de versification poétique (métrique, rimes, contenu sémantique, vocabulaire, procédé de répétition) que le problème de l’inadéquation de la guitare avec le répertoire poétique de l’anzad (poésie déformée, impossibilité de restituer les liaisons et les accentuations rythmiques émises par l’archet de l’anzad, contrainte du soliste qui doit jouer le rôle de l’accompagnateur) ou encore la composition de nouveaux airs qui ne correspondent pas à la matrice d’airs anciens dont le poète est obligé de s’inspirer pour créer de nouvelles poésies chantées.

Pour autant, musique « traditionnelle » et musique ishumar sont-elles irréconciliables ?

Anouck Genthon : 
Si ces points de rupture génèrent un fossé d’incompréhension entre les jeunes guitaristes et les vieux tenants de la « tradition » (qu’ils soient poètes, chanteurs, musiciens ou simplement auditeurs), certaines occasions de musique, auxquelles j’ai pu assister, m’ont prouvé l’existence d’un canal d’expression possible entre la guitare et le répertoire « traditionnel ». C’est à l’une de ces occasions, durant une veillée curative, que j’ai découvert le lien unissant deux hommes, l’un guitariste ishumar et l’autre poète-chanteur « traditionnel ». L’adaptation de la guitare à la poésie fonctionne entre ces deux musiciens car le guitariste, dont le père était chanteur, fait office de violon avec sa guitare en adaptant son jeu à celui de l’anzad. Il soutient le chanteur sur les airs anciens en faisant un accompagnement simple qui renforce la ligne mélodique du chant et prend la parole en improvisant dans le cadre d’un solo lorsque le poète arrête de chanter. Leur rencontre musicale et poétique s’effectue sur la base d’un échange de paroles, laissant à chacun la possibilité de s’exprimer dans le cadre d’une écoute respective.
Bambino, jeune guitariste nigérien, a également initié, par sa chanson Imuhar, une belle interconnexion entre un vieux poète et lui. Cette chanson fut créée en 2004 dans le tenere à Agamgam au Nord d’Agadez, au Niger, dans le cadre du tournage d’un film où Bambino était embauché en tant qu’aide-cuisinier. A la tombée de la nuit tous les participants du tournage se retrouvaient au coin du feu dans les campements pour chanter au son de la guitare. Or, au milieu des jeunes présents, il y avait également un vieux poète qui, louant ses chameaux pour le tournage du film, participait aux veillées en chantant la poésie. La chanson est née de cette rencontre spontanée. C’est un montage qui juxtapose une poésie « traditionnelle » à une composition de Bambino, telle une histoire contée qui prend racine dans une récitation pour s’envoler vers intermède chanté.
Mais en définitive, l’art musical et poétique touareg, qu’il soit joué par des guitaristes ishumar ou par des poètes-chanteurs « traditionnels » ou des violonistes, n’est pas un ensemble clos et uniforme régi par des règles strictes mais un ensemble hétérogène où chaque producteur exprime sa singularité poétique et musicale. Etant une pratique vivante, la représentation et la compréhension qu’on a aujourd’hui de cette musique et de la nature des relations qui la créent, ne correspondra sûrement pas à celle qu’on aura demain. Cet art oral s’invente continuellement et, tant qu’il y aura des individus pour le pratiquer, il sera sans cesse porté vers de nouvelles pistes d’expérimentations. Il ne sera alors plus adéquat de parler de rupture ou d’interconnexion entre un patrimoine dit « traditionnel » et un répertoire moderne car, tel que le souligne l’anthropologue Gérard Lenclud, « tout changement, si révolutionnaire puisse-t-il apparaître, s’opère sur fond de continuité, toute permanence intègre des variations ». Autrement dit, « la tradition, supposée être conservation, manifeste une singulière capacité à la variation et ménage une étonnante marge de liberté à ceux qui la servent (ou la manipulent) […] Elle n’est pas ce qui a toujours été, elle est ce qu’on la fait être ».

A quelle étape de la musique touarègue l’introduction de la guitare correspond-elle?

Anouck Genthon : 
Cela dépend de ce qu’on entend par musique touarègue. Si on se réfère à la musique ishumar, la guitare est l’élément central et déterminant qui génère la création de cette musique guitaristique. L’intégration de la guitare dans l’univers musical touareg date de la fin des années 1970 mais repose sur une charpente musicale préexistante, celle du répertoire du tendé.
Revenons un peu dans le temps pour mieux comprendre son apparition. Au sein de la société « traditionnelle » touarègue, la pratique de la musique instrumentale était réservée aux femmes. Les hommes ne pratiquaient aucun instrument à l’exception de la flûte tazzamart, jouée par les bergers, et du luth à trois cordes tehardent, pratiqué par les griots maliens. Leur apport dans la musique était uniquement centré sur le répertoire vocal. Ils chantaient en soliste ou en duo a capella le plus souvent accompagnés par la vièle monocorde anzad. Les occasions de musique étaient très codifiées, étant basées sur une distinction de classes sociales. Or, en apprenant la guitare et en intégrant celle-ci dans leurs pratiques musicales, les jeunes ishumar se sont affranchis de ces contraintes sociales. Cet instrument n’est pas connoté socialement et peut être joué par les hommes quelle que soit leur appartenance sociale, à n’importe quel moment et dans n’importe quelle circonstance. La guitare devient pour eux synonyme de liberté. Mais l’intégration de la guitare est à replacer dans le contexte plus large de l’Afrique de l’Ouest où le courant musical adaptant les répertoires « traditionnels » à la guitare moderne émerge à la même époque au Mali grâce au travail d’artistes précurseurs comme Ali Farka Touré.
Mais si on parle aujourd’hui de guitare, lorsque qu’Abraybone et Intiyeden ont débuté enfants, ils s’expérimentaient sur des « guitares-bidon » (bidon sur lequel était fixé un manche en bois et des cordes ou des câbles métalliques). L’obtention d’une guitare représentait un coût équivalent à trois mois de salaire.

Les évènements actuels au Nord-Mali auront-ils selon vous un poids sur la musique Ishumar?

Anouck Genthon : 
C’est une question assez difficile à traiter. Il est probable que les évènements du Nord-Mali auront un impact sur la musique ishumar en devenant une source d’inspiration voire de mobilisation. Si l’Azawad devenait politiquement indépendant, cela engendrerait une nouvelle donne accompagnée de prises de positions qui affecteraient sans aucun doute les artistes. Mais ces évènements me semblent particulièrement difficiles à comprendre dans la mesure où ils rassemblent différentes factions qui ne partagent pas les mêmes idéologies politiques et religieuses (le MNLA condamnant publiquement Aqmi) mais qui sont tout de même en contact, partageant notamment le même réseau de trafiquants d’armes. Si les musiciens pourraient éventuellement prendre partie pour le MNLA, je ne suis pas sûre qu’ils partagent l’idéologie islamiste soutenue par Aqmi, via le groupe tamajaq islamiste Ansar Dine, car il ne me semble pas que les touaregs aient une vision extrémiste de la religion musulmane, sans compter que certains d’entre eux sont d’obédience chrétienne. Or il est probable que cet amalgame entre islamisme, terrorisme, rébellion et touaregs puisse tant générer un apport négatif sur la musique ishumar, dans la sphère locale et internationale, que durcir certains positionnements de la part des musiciens. J’ai posé cette question par téléphone il y a quelques jours à l’un des musiciens avec lequel j’ai travaillé au Niger. Il n’a pu me répondre que de manière allusive étant donné qu’il avait été perquisitionné chez lui la veille et qu’il pensait être sur écoute.Autant dire que le fait d’être musicien et de pratiquer cette musique joue déjà un rôle considérable pour les autorités.
Propos recueillis par Léo Machelart. Introduction de François Mauger.
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