lundi 15 août 2011

LES TOUAREGS ET NOUS : UNE RELATION TRIANGULAIRE ? Paul Pandolfi


Ethnologies comparées

N°2
Printemps 2001

MIROIRS IDENTITAIRES




« Oh ! Mes Touaregs ! Quel mystère vous conduit sous vos voiles étranges? A l'image de votre âme, votre parler berbère est marqué de mots chrétiens, le nom latin immense de péché, celui gracieux des anges, et, à travers les règles musulmanes de votre art, vous faites triompher sur vos objets familiers la croix chrétienne » (C.Kilian 1934 : 155).

        Sous ce titre quelque peu énigmatique, nous nous proposons d’entamer ici le décryptage de la représentation que nous nous sommes faite de ce peuple connu sous le nom de Touaregs. Cette représentation n’a rien d’éternel, elle est le résultat d’un processus, d’une construction historique. En ce sens, parler de décryptage c’est d’abord — à grands traits — repérer/baliser ce processus mais aussi, dans le même mouvement, se poser la question du pourquoi. La représentation passée et présente des Touaregs n’est pas gratuite, elle ne correspond pas simplement à un surplus d’exotisme pour Occidentaux désenchantés, elle n’est pas le simple fruit d’un hasard ethnologique. Cette représentation a une efficacité pratique et elle ne peut réellement s’analyser qu’à condition de cerner ses enjeux et ses usages. Qu’à condition, en somme, de se poser cette question en apparence triviale : à quoi sert cette représentation ? Faute de pousser l'analyse jusqu'à ce point, on s'en tiendrait à une simple description de l'image des Touaregs et on passerait sûrement à côté de l'essentiel, on n'analyserait rien.

Le stéréotype touareg
        Les Touaregs bénéficient d’une représentation largement positive, d’un stéréotype fortement valorisé et par là sont distingués des populations « autres » qui leur sont voisines. Soit principalement les populations dites arabes situées au nord du pays touareg et, au sud, les populations « noires » d’Afrique sahélienne, auxquelles s’appliquent généralement des représentations beaucoup plus négatives. Cette valorisation de l’image des Touaregs peut facilement se repérer dans le présent (voir les reportages télévisés comme « Ushuaïa » ou le magazine Géo). Nous n’en prendrons ici qu’un exemple : le catalogue du magasin « Nature et Découvertes » (printemps 1999) qui présente aux consommateurs occidentaux des bijoux dits « ethniques ». L’orfèvrerie touarègue y est bien évidemment présente. Un texte, intitulé « Splendeurs nomades », accompagne la reproduction photographique des bijoux :
« Au bout de la patience, il y a le ciel, disent les Touaregs, nomades épris d’espace et de liberté, sages seigneurs du désert enveloppés d’épais voiles indigo qui les protègent du soleil et du vent. Les bijoux qu’ils cisèlent dans l’argent, métal du prophète, symbole de la pureté, ont l’élégance et la simplicité de ce peuple ».
        On est là en présence d’un stéréotype massif et hors du temps où figurent les principaux thèmes de l’imagerie touarègue : le mystère (voile), le nomadisme assimilé à l’errance et à la liberté, la noblesse, la sagesse et la simplicité attribuées à un peuple censé vivre en osmose avec un milieu naturel difficile. Nous ne nous attarderons pas davantage sur cette image qui à quelques variantes près est présente dans nombre de textes consacrés aux Touaregs. On notera par contre deux de ses conséquences majeures :
        - Du fait même de cette valorisation, les Touaregs ont en quelque sorte monopolisé l’image du nomade saharien. Pour la plupart des Occidentaux une série d’équivalences est ainsi instaurée : Sahara = nomades = Touaregs. Les autres populations sahariennes (nomades et/ou sédentaires) se trouvent ainsi quasiment exclus de notre imaginaire saharien. On notera d’ailleurs qu’au sein même du monde touareg ceux de l’Ahaggar (ou Hoggar) sont particulièrement privilégiés. Un texte de E. F. Gautier, géographe longtemps présenté comme un des meilleurs spécialistes du Sahara, est sur ce point éloquent :
« Le sédentaire, au Sahara, est quelque chose comme un corps étranger enkysté ; un coolie noir, fixé à la glèbe […] Le véritable Saharien, l’autochtone enraciné, c’est le nomade, dans l’espèce le Touareg […] ceux qui nous intéressent, les Sahariens du Hoggar, sont peut-être bien les représentants les plus glorieux et les plus caractéristiques du nom  » (1935 : 176).
        - Cette première équation en installe une seconde sur le mode de l’évidence. Si le type même du nomade saharien est un Touareg, il est implicitement entendu qu’un Touareg est un nomade, mieux il ne peut être qu’un nomade. Un Touareg sédentaire — comme il en existait déjà dans la société dite traditionnelle — sera toujours plus ou moins présenté comme un « faux » Touareg, comme un Touareg « inauthentique » et pensé dans une thématique de la déchéance, de la perte d’une « pureté originelle ».

Une vieille histoire
        Or, cette représentation largement valorisée des Touaregs est en quelque sorte présente dès « l’origine », entendons par là le moment de la rencontre entre l’Occident (et notamment la France) et le monde touareg au XIXème siècle[1]. Avec la conquête de l’Algérie, les Touaregs deviennent peu à peu une réalité concrète pour les Européens. Très schématiquement, deux grandes périodes peuvent être distinguées : de 1850 à 1900, l’ère des explorations et des contacts indirects puis, à partir de 1900-1905, la phase de l’installation coloniale en pays touareg. Mais, point important, les contacts de plus en plus étroits tout comme l’accumulation des connaissances ne provoquent pas un effet de désenchantement. Ce qui domine malgré tout, y compris dans la littérature coloniale, est bien la face positive et valorisée. Certes, un autre discours existe aussi. Comme c'est souvent le cas dans les représentations des populations nomades, se conjuguent en effet (et souvent dans le même texte) attirance et rejet, valorisation et stigmatisation. Et l'on pourrait citer ici maints passages où les Touaregs sont présentés comme d'éternels pillards, comme des hommes sans loi qui ne reconnaissent que la force. Mais, hors quelques cas relativement isolés[2], chez la plupart des auteurs la représentation des Touaregs est largement valorisée surtout si on la compare à celles des peuples qui leur sont voisins.
        Ainsi, sept ans après le massacre de la mission Flatters, soit dans une période particulièrement défavorable à une présentation positive des Touaregs, ceux-ci demeurent malgré tout un peuple « exceptionnel » pour Bissuel, un peuple « fascinant » pour Maupassant[3]. Quelques décennies plus tard, M. Delafosse commence ainsi la préface qu'il écrit pour le livre du Docteur A. Richer consacré aux Touaregs Oulliminden : « Parmi les cent peuples divers qui, à l'heure actuelle, dans toutes les parties du monde, vivent à l'ombre de notre drapeau et suivent la voie de leurs destinées à la faveur de la paix française, celui des Touaregs a toujours éveillé parmi nous, une curiosité particulière, qui, peu à peu, s'est doublée d'une sympathie spéciale » (1924 : 3). Et de fait, dans bien des cas, les nomades voilés du Sahara ont incarné la figure même de l’étrangeté, le Touareg a été l’Autre par excellence et ce, sur un double registre puisque il était pensé comme à la fois un autre proche et un autre lointain.

Lointains … et atypiques
        Outre l’aura de mystère qui les a longtemps entourés, les Touaregs apparaissent lointains parce que fort différents des autres peuples d’Afrique du Nord. Depuis 1830, les populations d’Afrique du Nord et du Sahara ont toujours été pensées et appréhendées à travers de rigides oppositions binaires. De plus, ces dernières sont alors présentées comme surdéterminées par des différenciations « raciales » immuables. Si le couple Berbères/Arabes constitue ici l'exemple à la fois le plus représentatif et le plus connu, il existe bien d’autres manières de cliver le social. Ainsi, les oppositions nomades/sédentaires, Blancs/Noirs, conquérants/conquis ou encore dominants/dominés, seront également particulièrement opérantes. Or, dans la mise en place de ce jeu d’oppositions, les Touaregs occupent une place originale et privilégiée qui les distingue de tous les autres groupes. Nous sommes là, en effet, en présence d’une population cumulant tous les traits jugés positifs de ce dispositif puisque les Touaregs sont présentés comme des Berbères blancs, nomades et dominants.
        Mais surtout, l'appréhension des Touaregs ne s'effectue jamais dans une simple relation à deux termes, dans une relation de face à face entre Nous (= Européens) et les Autres (= Touaregs). Il y a toujours présent, de manière implicite ou explicite, un troisième terme, un second « autre » qui permet d'instaurer une relation non pas duelle mais triangulaire. Entre Nous et cet Autre par excellence que peuvent être les Touaregs vient en quelque sorte s’immiscer ce second « autre » que seront les populations arabes dans la plupart des cas ou, plus rarement, les populations noires du Sahel. D’Europe au cœur du Sahara, le chemin n’est jamais direct, jamais sans intermédiaire ; on n’arrive au pays des « hommes bleus » qu’après avoir traversé au préalable soit le Maghreb soit l’Afrique sahélienne.
        Ainsi, quand il s’agit de repérer des traits jugés distinctifs des Touaregs, deux notations sont récurrentes dans la littérature : le rôle privilégié des femmes et la tiédeur religieuse. Or, dans les deux cas, ces affirmations ne peuvent réellement se comprendre que par rapport à ce second « autre » précédemment évoqué. C’est bien, avant tout, par comparaison avec les populations arabes d’Afrique du Nord censées opprimer leurs femmes et sombrer dans le pire fanatisme que les Touaregs sont ainsi qualifiés : 
« Quand, en deçà de la région des dunes de l’Erg, on voit la femme arabe telle que l’islamisme l’a faite, et, au delà de cette simple barrière de sables, la femme touareg telle qu’elle a voulu rester, on reconnaît dans cette dernière la femme du christianisme » (Duveyrier 1863 : 124).
        Cette opposition pensée comme substantielle entre Touaregs et Arabes est particulièrement présente dans le  Journal de route de Duveyrier[4]. Que ce soit à propos du sens de l’orientation, de la politesse ou de la qualité des bijoux, ce schème apparaît comme une évidence dans le propos de l’auteur :
        - « Othman a le sens géographique très développé et il possède, ce que je n’ai remarqué chez aucun Arabe, la connaissance du rapport des différents accidents du sol et de leur entraînement » (1905 : 154).
        - « Tout ceci est bien poli et n’aurait jamais lieu en pays arabe » (ibid : 159).
        - «  […] le tout est de bon goût et serait bien vu en Europe. Ainsi ce ne sont plus les ornements grossiers de Arabes » (ibid : 167).
        Ce type de présentation où sans cesse le portrait des Touaregs se construit en opposition avec des traits présentés comme propres aux populations arabes est une constante dans la plupart des textes consacrés au Sahara. Là aussi, un texte de E. F. Gautier est on ne peut plus parlant. Après avoir établi toute une série de comparaisons entre Arabes et Touaregs, comparaisons toujours à l’avantage des seconds, cet auteur n’hésite pas à « naturaliser » cette différence ; selon lui en effet,« On pourrait pousser bien plus loin cette antithèse ; on la retrouverait jusque chez les animaux ; le chien arabe est une brute sauvage, hargneuse et craintive, un demi-chacal, les crocs toujours au vent. Le chien targui est câlin comme le nôtre  » (1906 : 12).

Des Touaregs proches … des semblables ?
        La dernière proposition du texte ci-dessus l’indique. Le même mouvement qui sépare les Touaregs des populations qui leur sont voisines (population arabo-musulmane du Nord et populations « noires » du Sahel) les rapproche de nous, fait d’eux sinon d'autres nous-mêmes, du moins des autres prochesCitons à nouveau Gautier (1906 : 11) :
« …il semble bien, toute sentimentalité à part, qu’il y ait entre eux et nous bien des affinités et des points de contact, bien plus qu’avec les Arabes […]En somme, une certaine analogie de mœurs est incontestable, et elle est sentie de part et d'autre ».
        Dès la seconde moitié du XIXème siècle, la volonté taxinomique, le besoin de classer les populations afin de les différencier mais aussi, dans le même mouvement, d’établir l’origine de chacun des groupes obtenus furent une des obsessions majeures des recherches anthropologiques ayant pour objet l’Afrique du Nord et le Sahara. Les Touaregs n’ont pas échappé à ce type de démarche. Ainsi, un grand nombre d’études tentèrent de prouver qu’ils étaient les descendants de tel ou tel groupe (Gétules, Numides, Libyens … etc) ou de démontrer qu’ils se rattachaient à telle ou telle « race » (aryenne, caucasienne …). Notre propos n’est pas de reprendre ici cette abondante littérature[5]. Mais, relevons un fait central : au delà de leurs divergences, la quasi-totalité de ces travaux partagent un point commun, une même volonté : démontrer que les Touaregs font partie intégrante de la race blanche. E. F. Gautier (1935 : 180) clôt un long et élogieux portrait de la « race » touareg par cette phrase sans appel : « Cette belle race est blanche, en somme. » Si après une telle affirmation, il restait encore des sceptiques, l’auteur en appelle à deux traits « culturels » : les Touaregs ne se lavent jamais et le tissu avec lequel ils se voilent déteint abondamment sur leur visage :
« Sur une peau touareg il est donc malaisé de déchiffrer la part respective de la crasse, de l’indigo et du pigment. Mais je ne les crois pas beaucoup plus brunes que celles des populations méditerranéennes. Une foule de traits frappants sont nettement de chez nous […] On rencontre souvent dans les pâturages touaregs des visages familiers, qu’on imaginerait sans effort sur les épaules d’un Français méridional au-dessus d’un faux-col et d’une cravate ».[6]
        Mais ce rapprochement, cette ressemblance ne peuvent se fonder sur ce seul critère racial. D’autres traits d’ordre culturel doivent ici logiquement intervenir car, dans ce type de raisonnement, « les ressemblances morales et intellectuelles vont de pair avec les physiques » (ibid).

Les Touaregs : un « archaïsme ethnographique » ?
        En 1890, dans un article consacré aux Touaregs, E. Masqueray écrit que les sociétés touarègues sont « des cristallisations sociales, et comme des échantillons d’un monde que nous avons oublié ». Si les Touaregs sont bien des  barbares, ce sont des « barbares de notre race avec tous les instincts, toutes les passions, et toute l’intelligence de nos arrière-grands-pères. Leurs mœurs nomades sont celles des Gaulois qui ont pris Rome […] Aussi rien n’est plus intéressant que de les questionner tant sur nous que sur eux-mêmes ». 
        Cette vision des Touaregs comme un peuple-témoin de notre propre histoire se retrouve dans nombre d’études même si le référent passé peut varier. D’ailleurs, dans le même texte, Masqueray lui-même évoque également la « Germanie de Tacite » ou encore la « Grèce homérique »[7]. Mais, très vite, c’est bien l’Europe féodale qui sera la référence principale. Les sociétés touarègues, et notamment celle des Touaregs Kel-Ahaggar qui en fut longtemps l’exemple-type, se caractérisaient par une forte hiérarchisation. Sous l’autorité d’un chef unique (amenukal) trois strates sociales étaient réunies : les nobles (ihaggaren), les tributaires (Kel-ulli) et au bas de l’échelle, les esclaves (voir Pandolfi 1998 : chapitre 2). Une lecture rapide et superficielle amena très vite à parler de « féodalisme nomade »[8] et à établir un parallèle entre la société des « seigneurs du désert » et celles de l’Europe médiévale. A ce titre, l'hypothèse avancée par quelques auteurs (mais au moins signalée par bien d'autres) qui consiste à voir dans les nobles touaregs les descendants de croisés égarés dans le désert ne fait que pousser à son extrême le présupposé suivant : non seulement les Touaregs appartiennent à la « race blanche », mais de par leur substrat culturel (en l'occurrence ici un christianisme originel censé se manifester encore dans l'usage du motif de la croix) ils partageraient avec nous, par delà un « vernis d'islamisme superficiel et écaillé » (Gautier 1935 : 182), la même culture.
        Déjà présent chez Duveyrier[9], ce thème où s'entremêlent raisonnement analogique et comparatisme diachronique, se retrouve chez la plupart des auteurs :
        - « En pays touareg on a souvent le travers de vouloir, d’un trait de plume, rompre le cadre traditionnel de la société, qui avec ses suzerains, ses vassaux et ses serfs, ne peut être comparée qu’à notre ancienne féodalité » (Bonamy 1924 : 43).
        - « […] au Hoggar revit, ou à peu près, notre ancienne féodalité française, avec ses mœurs, ses institutions, son code de l’honneur » (Stefanini 1926 : 45).
        - « Les nobles du Ahaggar représentent les seigneurs de notre Moyen-Age » (Vermale 1926 : 34).
        - « L’organisation sociale des Hoggars est essentiellement aristocratique et féodale » (Demoulin 1928 : 145).
        Au delà de ce parallélisme fondé sur quelques analogies superficielles, on relèvera que les écrits des premiers Européens qui ont analysé les sociétés touarègues ont particulièrement insisté sur la catégorie des « nobles suzerains », au point que l’image stéréotypée du Touareg s’est construite à partir des traits de cette strate sociale particulière. Cette vision « aristocratique » n’est sans doute pas étrangère au fait que la plupart de ces travaux sont dus à des militaires souvent en communion idéologique (sur le mode de la nostalgie) avec l’aristocratie française[10]. D’où ce sentiment de familiarité, d’empathie que, de Duveyrier aux militaires de la première partie du XXème, l’on retrouve dans le discours de la plupart des auteurs « sahariens ».
        Si la création et l’organisation des célèbres compagnies sahariennes répond avant tout à des nécessités politico-militaires, on ne peut cependant gommer un des ses présupposés : pour être capable d’affronter le désert, l’Européen doit se mettre à l’école (à l’épreuve ?) de ces nomades qui mieux que quiconque en possèdent la connaissance et l’intelligence. En cela, il est nécessaire de passer par l’autre, d’être au moins son égal en ce domaine. J. Peyré sera un des chantres de cette mue :
        - « Le Français allait se faire homme du vent, prendre place parmi les campements, au point de se confondre avec eux »(1957 : 99).
        - « En prenant le fils d’Abidine pour guide, alors qu’il est chargé de le mener aux fers, Charlet n’agit certes pas comme un homme d’Europe. Il s’est véritablement fait nomade et il se comporte comme un nomade » (ibid : 124).

Conclusion
        De nos jours, le stéréotype touareg est encore largement opérant. Qu'on se souvienne de quelle manière un véritable lobby des « amis de la cause touarègue » (cf. Casajus 1995) a soutenu sans aucune distance critique la rébellion touarègue au Mali et au Niger. En juin 1992, les murs de Paris furent ainsi recouverts d'une affiche où sur un visage d'homme voilé s'inscrivait cette interrogation pour le moins problématique « Touaregs. Un peuple doit-il disparaître pour exister ? » alors que, dans le même temps, sous le patronage de l'association France-Libertés, se déroulait dans le hall du musée de l'Homme une exposition de photographies figeant les Touaregs dans cette représentation stéréotypée qui répond si bien aux désirs et aux intérêts des Occidentaux.
        Cette image est également répétée à satiété dans les récits de voyages, livres de photos et autres brochures touristiques. Parfaitement connue par la plupart des individus auxquels elle s'applique, elle est très souvent reprise et réutilisée par ces derniers dans le cadre de stratégies diverses. L'exemple touristique est ici le plus parlant : combien de Sahariens ne doivent-ils pas littéralement se déguiser et jouer au Touareg afin de correspondre au plus près à l'image que veulent retrouver les Occidentaux à la recherche des « hommes bleus ». Dans le contexte fortement inégal du tourisme Nord/Sud s'exprime une violence évidente : pour exister, l'Autre doit encore et toujours se conformer à l'image que nous avons construite de lui.
        Or, d'un point de vue historique, ce qui nous paraît central ici est bien la relation triangulaire précédemment évoquée : en aucun cas il n'y a appréhension de l’Autre touareg sans l’intervention de ce second autre représenté pour l’essentiel par les populations arabes d’Afrique du Nord. Le modèle ainsi établi voit deux groupes se distinguer, s’opposer voire se combattre au sein d’un même espace. Dans ce cadre, comme l'a justement relevé M. Kilani (1997), c'est une relation spectrale avec l'autre qui se met en place. Le processus qui amène l’Occidental soit à rapporter l’Autre touareg à lui-même soit, dans le même mouvement, à se projeter dans cet Autre, a pour conséquence principale de séparer cet Autre privilégié, cet Autre « semblable et proche », de l’Autre stigmatisé et rejeté.
        Aussi, il paraît évident qu'une telle stratégie répond in fine, dans le contexte colonial, à un objectif principal : diviser pour mieux régner. En ce sens, nul ne l'a mieux défini que Gallieni dans sa fameuse circulaire du 22-05-1898 :
« S'il y a des mœurs et des coutumes à respecter, il y a aussi des haines et des rivalités qu'il faut savoir démêler et utiliser à notre profit en les opposant les unes aux autres, en nous appuyant sur les unes pour mieux vaincre les autres ».


Références bibliographiques
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[1] Avant le XIXème et la conquête de l’Algérie, les Touaregs — hors quelques notations sur des cartes — restent un « peuple inconnu » pour les Européens (Henry 1996 : 250). Mais, l’image des Touaregs qui se construira au XIXème s’inscrira aussi dans une tradition ancienne et vivante, celle de l’appréhension des peuples nomades. Ceux-ci ont droit, depuis longtemps, à un traitement paradoxal : ils sont tout à la fois stigmatisés, dévalorisés mais aussi présentés parfois comme les dépositaires d’un mode de vie idéal (voir Briant 1982 et Hartog 1980). A cet égard la nouvelle image du Bédouin d’Arabie telle qu’elle apparaît à la fin du XVIIIème siècle (S. Moussa 1994 et 1996) n’a peut-être pas été sans influencer la manière dont furent caractérisés les Touaregs au XIXème.  
[2] Nous pensons notamment à des militaires comme Aymard ou Betrix mais aussi à F. Dubois. On notera, sans pouvoir ici développer ce point, que tous ces hommes ont abordé le Sahara touareg à partir du Sud et de l'Afrique noire.
[3] Tous deux ont rencontré un groupe de Touaregs qui après avoir été capturés dans le Nord du Sahara ont été amenés et retenus prisonniers à Alger. C'est à partir des renseignements fournis par ces Touaregs que Bissuel put écrire Les Touaregs de l'Ouest (1888) et Masqueray ses ouvrages linguistiques sur la langue tamahaq (1896). Maupassant quant à lui les évoque dans un article paru dans le journal Le Gaulois en décembre 1888.
[4] L'oeuvre de Duveyrier et notamment l'ouvrage Les Touaregs du Nord dans lequel il présenta, en 1864, les résultats de son long séjour dans la partie orientale (Ajjer) du pays touareg a joué un rôle déterminant dans l'appréhension par les Français du monde touareg.
[5] Voir les travaux de Boetsch et Ferrié. On relèvera cependant un point capital : toute cette thématique à prétention scientifique se retrouve très vite dans la littérature populaire (Jules Verne) et la littérature pour la jeunesse. Tel est le cas d'un feuilleton intitulé Chryséis au désert, paru en 1895 dans Le Petit Français illustré. On y apprend que les Touaregs « ont la peau blanche, parfois même les yeux bleus, ce qui est chez eux un signe de pureté de race et par conséquent de noblesse » ; quant aux femmes nobles elles sont « blanches comme des chrétiennes ». Le choix de ce récit n'est pas dû au hasard : un des ses plus fidèles lecteurs en fut en effet Pierre Benoît l'auteur de cet énorme succès de librairie que fut L'Atlantide  (voir Bornecque 1986).
[6] Pour une version littéraire de ce propos voir le dernier roman de J. Verne (« L'invasion de la mer ») et la lecture que nous en avons proposée (Pandolfi 2001).
[7] Ce comparatisme pseudo-historique a abondamment été utilisé quand l'Europe occidentale découvrit l'Amérique et les « sauvages » qui la peuplaient. Ce perpétuel va et vient entre les « anciens » (nos anciens) et les sauvages s'inscrit dans une stratégie bien décrite par F. Hartog : « … par touches successives s'opère la « domestication » des sauvages que l'on vient inscrire dans un réseau de références commodes et connues » (1992 : 24).
[8] C’est sous ce titre qu’un chapitre d’un livre de H. P. Eydoux (L’homme et le Sahara), publié en 1943 dans la célèbre collection de géographie humaine dirigée par Deffontaines, évoque la société traditionnelle des Kel-Ahaggar.
[9] « Avec leurs armes desquelles tombent des lanières de peau diversement ornementées ; leur vêtement fantastique et leur immobilité sur ces grands animaux au pas lent et régulier, ils ont quelque chose qui me rapporte en pensée aux temps de notre chevalerie. Et réellement les Touaregs ont dans le caractère quelque chose de chevaleresque qui me plait beaucoup » (Duveyrier 1905 : 152).
[10] Voir ce qu’écrit B. Anderson à ce propos : « […] dès le début de la IIIème République, la très bavarde grande muette avait été le refuge des aristocrates de plus en plus écartés du pouvoir dans toutes les autres institutions importantes de la vie civile. En 1898, un bon quart des généraux de brigade et de division étaient des aristocrates. De surcroît, ce corps d’officiers dominé par l’aristocratie joua un rôle crucial dans l’impérialisme au XIXème et au XXème siècle » (1996 : 156). Sur ce point, voir également Bernus 1981.

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N°2
Printemps 2001

MIROIRS IDENTITAIRES

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