jeudi 25 mars 2010

« La rançon sert à sauver une vie pour en tuer des centaines d’autres »


Salima Tlemçani - 25 mars 2010- El Watan

« La rançon sert à sauver une vie pour en tuer des centaines d’autres »
jeudi 25 mars 2010
Lyes Boukra. Directeur par intérim du Centre africain d’étude et de recherche sur le terrorisme (Caert)

Renforcer les capacités des pays de l’Afrique du Nord et de l’Ouest à lutter contre le financement du terrorisme et le trafic transfrontalier a fait l’objet de deux formations organisées, la semaine dernière, par le Centre africain d’étude et de recherche sur le terrorisme (Caert), dont le siège se trouve à Alger. Dans cet entretien, Lyes Boukra, directeur par intérim du Caert, revient sur les motivations et le contexte ayant conduit à prendre une telle initiative.

- Est-ce la situation alarmante qui prévaut dans les régions d’Afrique du nord et de l’ouest qui a imposé le choix des thèmes retenus pour la formation organisée par le Caert ?
Ce sont des ateliers prévus depuis longtemps, mais les thèmes sont d’actualité. La formation consiste à aider les etats de l’Afrique du Nord à renforcer leurs capacités de lutte contre le financement du terrorisme. Pour moi, la définition du terrorisme est toute simple : une idée funeste plus de l’argent, et en matière de la lutte contre ce fléau, il y a deux aspects fondamentaux à prendre en considération. Le premier est la population qu’il faut gagner, parce que sans sa participation active, aucune stratégie de contre-terrorisme ne peut aboutir. La lutte contre le financement de ce fléau est le deuxième élément fondamental dans l’antiterrorisme.

Sans argent, les terroristes ne peuvent pas acheter des armes, entretenir leurs réseaux et leurs complices, réunir les conditions de clandestinité (comme les caches, l’achat ou la location de biens immobiliers), acquérir des ateliers de fabrication de bombes, acheter les produits nécessaires pour la confection d’engins explosifs, etc. Compte tenu de l’importance de cet aspect, le Centre a lancé des ateliers de formation destinés à renforcer les techniques d’investigation et de neutralisation. L’atelier relatif au contrôle du trafic transfrontalier et au terrorisme est destiné surtout aux douaniers des pays de l’Afrique de l’ouest.

Là aussi, il est important de préciser que même lorsque les terroristes limitent leurs actions à des objectifs nationaux, ils ne peuvent survivre sans bases arrières ou sans soutien de l’extérieur. Ils sont obligés d’importer des armes, certains types de produits et de faire traverser les frontières à leurs dirigeants et cadres, etc. Déjà, rien qu’à ce niveau, la problématique des frontières se pose. Le terrorisme transnational, quant à lui, prospère en mettant à profit la porosité des frontières.

- Qu’est-ce qui a motivé le choix de la région sahélo-saharienne pour servir de zone de prédilection d’Al Qaîda ?
La région est à cheval sur plusieurs pays, dont beaucoup n’ont pas les moyens de contrôler ou d’investir les espaces. C’est aussi une région qui subit le sous-développement avec son cortège de pauvreté, de maladies et de divers fléaux. Elle est surtout à domination tribale. Une aubaine pour l’idéologie fondamentaliste, parce qu’elle a une structure qui répond parfaitement à son mode de fonctionnement, de production et de reproduction. Les Shabab, en Somalie, incarnent une idéologie radicale mais simple, qui divise le monde en deux et met à profit tous les éléments qui constituent la structure tribale allant du code de l’honneur, jusqu’au sens de l’hospitalité. Le même type d’islamisme violent existe au Yémen, en Afghanistan et dans la zone tribale du Pakistan. Il y a une certaine homologie entre l’idéologie islamiste très fruste et radicale et l’organisation tribale de certaines régions.

Le deuxième facteur qui a favorisé l’implantation d’Al Qaîda au Sahel est lié au fait que l’Algérie soit devenue invivable pour le GSPC. Ce groupe a subi des défaites considérables sur le terrain. Il a du mal à passer à l’action, à réunir ses éléments ou à recruter si bien qu’il est obligé de se rabattre sur des enfants pour renforcer ses effectifs. Les efforts militaires, mais aussi politiques à travers les mesures de repentance ont provoqué une hémorragie dans ses rangs et des luttes pour le leadership. Ce qui l’a poussé à aller chercher une autre légitimité, en basculant son combat sur la scène internationale à travers son alliance à Al Qaîda. De cette manière, il va rejoindre celle-ci dans sa stratégie d’implantation des bases djihadistes tout au long de l’axe qui s’étale de l’Afghanistan jusqu’à la Corne de l’Afrique, et de cette région jusqu’aux rives de l’Atlantique, en passant par la région sahélo-saharienne. Cette bande stratégique permet à l’organisation soit de contrôler des zones de passage commerciaux fondamentaux comme le golfe d’Aden, soit le trajet des approvisionnements énergétiques. L’installation d’Al Qaîda au Sahel n’est donc pas fortuite…

- Une telle carte peut-elle être décidée par de petits groupes, fussent-ils d’Al Qaîda ?

Cette carte ne peut être l’apanage d’un petit groupe ou de gens farfelus. C’est une stratégie mûrement réfléchie, favorisée par une conjonction de multiples facteurs, dans un espace incontrôlé dominé par l’économie informelle, le trafic d’armes et de cigarettes.

- Vous avez évoqué quelques modes de financement du terrorisme, lors de la formation, parmi lesquels vous avez cité sans les nommer des Etats et des ONG. Peut-on en savoir plus ?Nous assistons actuellement à une mutation dans les modes opératoires du terrorisme islamiste, ou plus précisément Al Qaîda. D’abord, le recours massif aux enlèvements, devenus sa principale source de financement. Il devient urgent de se pencher sur cette mutation pour trouver le meilleur moyen de riposte. La prise d’otages comme mode opératoire de financement est très rentable du point de vue financier. Il n’offre que des avantages et aucun risque majeur. De plus, nous assistons dans le Sahel à une « narcotisation » de la zone. Cela nous amène à parler du deuxième élément fondamental de mutation d’Al Qaîda qui est sa connexion, de plus en plus grande, avec les narcotrafiquants. Il y a des faits avérés sur le fait que les islamistes sous-traitent pour les narcotrafiquants. Ils assurent la sécurité et la logistique des convois de cocaïne latino-américaine. Une prestation de service qui risque d’évoluer vers le pire au cas où Al Qaîda arrive à avoir le contrôle ou la direction du processus du trafic de drogue. Des indices laissent croire que cette évolution est en train de se concrétiser sur le terrain pour faire apparaître sur la scène des narco-terroristes islamistes…
A l’image de ce qui se passe en Afghanistan ?

Pas uniquement en Afghanistan, mais aussi en Colombie avec les Farc. Nous sommes face un processus de dégénérescence extrêmement dangereux. Al Qaîda va acquérir une puissance financière terrible, qui lui permettra de transformer la zone du Sahel en une véritable zone de crise. Une telle mutation va lui permettre d’élargir sa base à toute cette masse de gens désœuvrés. ll faut une intervention très rapide pour stopper ce processus.

- Comment faut-il procéder pour y faire face alors ?La formule s’impose d’elle-même. L’enjeu réel de toute cette mutation est la rançon. Il faut tout faire pour criminaliser son paiement. Mais cela ne suffit pas. Les terroristes ont des capacités d’adaptation extraordinaires. Par conséquent, il faut anticiper sur les actes d’Al Qaîda et prévoir toute alternative susceptible de contrecarrer la criminalisation du paiement de la rançon. Les acteurs chargés de la lutte contre le terrorisme sont appelés à faire preuve d’imagination et de détermination.

- Les pays qui expriment officiellement leur condamnation du paiement de rançons, mais qui officieusement cèdent au chantage des terroristes, avancent l’argument humanitaire pour justifier leurs actes. Qu’en pensez-vous ?
L’argument est avancé pour justifier le paiement en catimini de rançons. Ces pays n’avouent pas leur acte. De ce fait, ils reconnaissent au fond qu’ils ont commis quelque chose de grave et de compromettant. Cela prouve que l’argument n’est acceptable ni moralement ni politiquement. C’est légitime de dire : « Je vais sauver la vie d’un ou plusieurs otages. » Mais, en acceptant de payer une rançon, ne donne-t-on pas les moyens à Al Qaîda pour tuer dix, voire cent fois plus de victimes ? Cela veut dire tout simplement : sauver N personne pour en tuer Nx100.

Le paiement des rançons a encouragé les enlèvements et provoqué l’implication directe de certains pays occidentaux dans les négociations avec les terroristes, en faisant pression sur le Mali, pour céder au chantage sans se soucier des conséquences de leurs actes sur la vie, la sécurité et la stabilité de la région. Pour certains, c’est de l’ingérence, pour d’autres, c’est une préoccupation légitime. Quelle lecture faites-vous de cette situation ?
Nous avons hâtivement conclu qu’à travers les enlèvements, Al Qaîda recherchait uniquement de l’argent. Or, Al Qaîda cherchait à provoquer l’ingérence étrangère. Elle ne cherche pas à prendre le pouvoir en Algérie, au Mali, en Libye ou au Tchad, parce que cela n’est plus possible, vu le contexte national et international. Son objectif est de créer le chaos, pour provoquer l’intervention étrangère.

- S’agit-il d’une option délibérée ou imposée par le terrain ?
Je pense qu’elle a été prise sciemment. Partout où elle est, Al Qaîda se trouve dans une impasse politique et idéologique. Politique, parce qu’elle fait consensus contre elle, y compris parmi la mouvance islamiste. Idéologique, dans le sens où la légitimité religieuse ne fonctionne plus. L’ingérence étrangère va lui permettre de se transformer en mouvement de résistance nationale, d’élargir son vivier de recrutement et sa base sociale qui actuellement sont infiniment réduits, et surtout de se donner une nouvelle légitimité à travers la lutte contre la domination étrangère. C’est ce qui s’est passé en Irak ou en Afghanistan. L’intervention étrangère est le plus beau cadeau que l’on puisse lui faire…
Mais si cette ingérence est dirigée contre elle, elle peut marquer sa fin ?
Citez-moi un seul pays où l’intervention étrangère est venue à bout des mouvements djihadistes armés. En Afghanistan, les talibans sont dix fois plus puissants qu’avant l’invasion américaine. Ils sont également plus forts dans la zone tribale au Pakistan, en Irak et en Somalie. Il ne s’agit pas de jugement ou de position politique, mais de faits réels constatés sur le terrain.

- Comment le Caert peut-il apporter sa contribution pour faire face à un phénomène multidimensionnel très complexe et surtout évoluant dans des pays, comme vous l’avez souligné, très pauvres ?
Quand les élites occidentales se sont retrouvées menacées par la montée de la classe ouvrière, elles ont inventé les sciences sociales et par la suite, maîtrisé la question sociale qui se posait avec acuité. Il est évident que les seuls processus socio-économiques que nous maîtrisons sont ceux que nous connaissons objectivement, sur la base d’une méthodologie reconnue. Il y va de même pour le terrorisme. Avez-vous compté le nombre de spécialistes de l’islamisme, d’instituts sur le terrorisme et la violence, de séminaires sur la question du terrorisme ? L’Occident sait par expérience que pour maîtriser des processus, il faut en maîtriser la connaissance et pour combattre le terrorisme, il faut le connaître.

- Certains pays comme les Etats-Unis et la Grande-Bretagne estiment que la menace terroriste existe et reste malgré tout maîtrisable ; d’autres, comme la France, appréhendent la situation qu’ils jugent grave. Qu’en est-il au juste ?
La situation est grave, mais maîtrisable, pour peu que l’on prenne les mesures adéquates. Néanmoins, il faut savoir que les intérêts de la France en Afrique ne sont pas les mêmes que ceux de la Grande-Bretagne ou des USA. La France n’est qu’une puissance dont le poids en Afrique décline de façon considérable, que ce soit sur le plan économique, réduit à deux ou trois multinationales, ou politique, vu le lourd héritage colonial. Les errements de la France-Afrique et son mépris vis-à-vis des populations lui ont fait perdre l’essentiel de son hégémonie dans la région… Elle a peut-être décliné politiquement, mais pas économiquement, puisqu’elle exploite les richesses notamment de la région du Sahel.

La France déclinante en Afrique et en même temps en Europe a intérêt à continuer à contrôler ces régions, et donc leurs richesses. Et là, je reviens à l’ingérence étrangère pour dire qu’elle n’a jamais eu pour raisons des considérations humanitaires ni morales. Elle vise à contrôler ou à s’approprier des richesses. Ce n’est pas par hasard que le Darfour est devenu une zone de conflit terrible. Il se trouve que des découvertes importantes de pétrole y ont été faites. La carte des gisements des sous-sols de l’Afrique se calque parfaitement sur celle des pays confrontés à des guerres civiles. Pourquoi ceux qui appellent à l’ingérence ne sont pas intervenus pour sauver le peuple rwandais ? Il faut inscrire tout cela dans la stratégie de l’arc islamiste djihadiste, et en même temps, dans celle des luttes pour l’exploitation des richesses menées par les puissances occidentales dans la région.

C’est la convergence de tous ces facteurs qui donne naissance à une zone de conflit. Il ne faut pas oublier que c’est dans ces régions très riches que vivent les populations les plus pauvres. Al Qaîda devient de ce fait une alternative acceptable à la misère.
C’est-à-dire qu’en plus de la lutte militaire et idéologique, il faut aussi des efforts de développement au profit des populations ?

S’il n’y a pas de mise en valeur de ces régions, de développement et d ’amélioration du niveau de vie, et si nous n’éradiquons pas les raisons qui poussent Al Qaîda au passage à l’acte, la violence sévira toujours sous l’enveloppe religieuse ou celle d’une idéologie séculière.

Salima Tlemçani

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