jeudi 25 mars 2010

Café amer


Isabelle Huppert, dans White Material.
Café amer
24/03/2010 à 17h:38 Par Nicolas Michel
jeune Afrique


© D.R Quelque part en Afrique, dans un pays en guerre, des Blancs refusent de quitter leur plantation. Ils le paieront très cher. Le dernier film de Claire Denis ? Beau, et corsé.

Des médicaments répandus sur le sol. Pilules multicolores conçues pour soigner, gélules potentiellement mortelles, contrefaçons peut-être. Comme s’il s’agissait de bonbons tombés du ciel, des enfants les ramassent et les avalent avec frénésie. Pas n’importe quels enfants : des enfants-soldats, dans un pays africain en proie à une guerre civile. C’est là, sans doute, la scène la plus violente du nouveau film de la réalisatrice française Claire Denis. Coécrit avec la romancière Marie NDiaye, White Material réunit à l’écran une brochette de stars du cinéma : les Français Isabelle Huppert, Christophe Lambert, Nicolas Duvauchelle et l’Ivoirien Isaach de Bankolé.

À la tête d’une plantation de café, Maria refuse avec obstination d’abandonner ses terres avant la fin de la récolte, alors que l’armée régulière affronte dans les parages une faction rebelle. Sourde aux avertissements comme aux menaces qu’elle reçoit – des militaires français, de ses employés, de ses proches, des autorités locales… –, prête à tout pour protéger ce qu’elle possède, elle ne doute pas d’être à sa place sur cette terre qu’elle aime et fait fructifier.

Poudre orange
« Cette terre-là est particulière, confie Claire Denis. Elle est riche, appropriée à la culture du café. Elle prend beaucoup de place dans l’œil. Pendant les pluies, c’est une argile rouge et collante, pendant la saison sèche, c’est une poudre orange qui s’insinue partout. Il faut toujours en évacuer les traces… J’ai essayé de filmer la vie de quelqu’un qui est en connexion avec le sol. »

Pourtant, en exploitant la terre africaine, Maria prolonge malgré elle le péché originel de la colonisation. Elle en paiera le prix, mais c’est surtout sur son fils Manuel, jeune adulte pas tout à fait libéré de l’enfance, que va s’abattre le chaos. Cruauté de l’histoire : le plus innocent paye, en fin de compte, l’ineffaçable faute des pères… Avec un remarquable art de l’ellipse, Claire Denis parvient à filmer des êtres charnellement inscrits dans un paysage et acteurs – parfois victimes – de forces historiques et politiques dont ils ne sont pas maîtres.

Poids du passé, incommunicabilité entre les êtres, obsession du corps : nombreux sont les thèmes chers à Marie NDiaye que l’on retrouve dans White Material. La plupart des acteurs de la tragédie qui s’annonce vivent dans des bulles de non-dits. Ils ont du mal à se parler, à se comprendre. « L’incommunicabilité entre les êtres, c’est lorsque les corps ne sont pas synchrones, dit Claire Denis. C’est le cas entre Maria et son fils. Nous avons bâti le personnage de Maria sur cette phobie de la mollesse qu’elle sent et ne supporte pas chez son fils. » Sèche, musclée, active, Maria est égoïste jusqu’à l’aveuglement – comme si la violence du monde alentour pouvait toujours être tenue à distance par sa seule volonté. Elle pourrait être antipathique ; ses ambiguïtés la rendent humaine et attachante.

« Les films qui parlent de l’Afrique avec compassion me font vomir », annonce sans fard Claire Denis. Et effectivement, inutile de chercher la moindre trace de commisération dans le regard qu’elle porte sur le continent. Si le film s’inspire de loin du premier roman de la Prix Nobel de littérature Doris Lessing, The Grass Is Singing (Vaincue par la brousse, 1950), sa violence sous-jacente et la complexité des sentiments qui régissent les relations entre les êtres font plutôt penser à Disgrace (Disgrâce, 1999), livre d’un autre Prix Nobel, J.M. Coetzee.

Pas de chiqué

L’Afrique de Claire Denis est en proie au chaos. Un chef rebelle blessé se réfugie dans la plantation. Un homme politique fourbe et séducteur joue sans scrupules de son pouvoir. Des enfants-soldats hantent la végétation. Des coupeurs de routes rançonnent ceux qui se rendent en ville. Seule lueur d’opti­misme, la radio qui invite les gens à fuir la guerre et leur permet de se retrouver quand les événements les séparent – jusqu’à ce qu’elle se taise définitivement. Où est-on ? « Quelque part en Afrique. » Peut-être au Zimbabwe, peut-être au Liberia ou en Sierra Leone, peut-être en Côte d’Ivoire… Mais Claire Denis, qui a pourtant vécu au Cameroun, à Djibouti et au Burkina, s’est refusée à situer son film dans un pays précis.

Cette abstraction a un inconvénient : White Material peut par moments apparaître comme un concentré des maux de l’Afrique, une caricature assez sombre du continent. Elle a aussi un avantage : à l’instar de person­nages qui ne sont jamais vraiment à leur place le spectateur déboussolé ressent physiquement la folie presque shakespearienne qui menace notamment le fils de Maria. Impossible pour lui de savoir exactement où il habite et qui il est. Un peu comme ces personnages ni d’ici ni d’ailleurs que Marie NDiaye dépeint dans Trois femmes puissantes (prix Goncourt 2009, Gallimard, voir ici et ici), le roman qu’elle a écrit après avoir collaboré avec Claire Denis.

Comme la romancière à propos de son livre, la réalisatrice réfute avec véhémence l’idée d’une œuvre pessimiste. L’instabilité des personnages peut aussi être une force. « N’être jamais à sa place est parfois emballant, affirme-t-elle. C’est quelque chose d’assez puissant dans ma vie. Ce n’est pas un boulet, ça m’enivre, ça me rend plus légère. Ça m’aide à distinguer le chiqué sous les bons sentiments. » Fin 2009, Marie NDiaye évoquait pour J.A. le repérage effectué au Ghana en compagnie de Claire Denis et déclarait : « La vraie Blanche, c’est moi ! Claire a vécu en Afrique, mais sa blondeur aggrave les choses, elle reste un étranger absolu et ambigu duquel on peut attendre un mot inapproprié. » Dans White Material, il n’y a pas de chiqué. Et rien d’inapproprié.


Claire Denis
2010-03-24 17:36:13

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